Prêteur de dernier ressort : ce que nous dit Goodhart

Le débat sur le prêteur en dernier ressort a été particulièrement d’actualité ces derniers temps. En Europe, par exemple, les Etats sont intervenus pour sauver leurs banques, agissant ainsi en tant que prêteur de dernier ressort, et se sont eux-mêmes retrouvés en difficulté par la suite, se retrouvant paradoxalement dans le besoin d’un prêteur en dernier ressort à leur tour. Aide du Fond Monétaire International (FMI) et création du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) sont par ailleurs allés dans ce sens. Cette contribution reprend les points développés par Goodhart dans son article « Myths about the Lender of last Resort », dans le but de clarifier ce concept et les débats qui l’entourent.

Le concept

Le prêteur de dernier ressort (PDR dorénavant) est une institution vers laquelle une entité en difficulté (banque, état…) se tourne lorsqu’elle ne peut plus obtenir d’aide autre part. On rattache généralement ce concept aux banques ou aux Etats dans la mesure où la faillite de ces entités aurait des conséquences économiques et sociales très dommageables.

Le concept de prêteur de dernier ressort est souvent attribué (à tort ?[1] ) à Bagehot, économiste britannique du 19ème siècle, qui consacra une partie complète à ce sujet dans son ouvrage « Lombard Street » (1873). Goodhart insiste sur trois des propositions présentes dans l’œuvre de Bagehot à propos du PDR : prêter sans restriction[2] , à un taux d’intérêt élevé, contre des collatéraux de qualité. Ces trois principes sont en quelque sorte ceux qui synthétisent le mieux les modalités d’action du prêteur de dernier ressort tels que présenté idéalement/initialement.

Qu’est-ce qu’une opération de prêt en dernier ressort ?

Il semble de bon sens de dire qu’un prêteur en dernier ressort, lorsqu’il s’agit de sauver une banque, n’est pas censé secourir un établissement qui rencontre des problèmes de solvabilité[3] , mais une banque qui rencontre des problèmes de liquidité. La distinction est importante dans la théorie, mais très compliquée à faire en pratique[4] . La valeur réelle du trading book d’un banque, c'est-à-dire la valeur de son bilan si l’on comptabilise tous ses postes à leur valeur de marché, est en effet très difficile à obtenir. Les produits complexes au bilan des banques sont en effet difficiles à évaluer à leur valeur de marché et la volatilité de certains autres produits rend fragile l’estimation ainsi obtenue. De plus, le prêteur en dernier ressort doit en général agir vite pour ne pas déclencher une contagion, ce qui rend très laborieuse voire impossible l’évaluation du bilan réel des banques.

Selon Goodhart, la spécificité d’un prêt en dernier ressort tient en son caractère bilatéral, entrant ainsi en opposition avec les opérations à grande échelle comme celles d’open market. Un quantative easing, credit easing, ou une opération exceptionnelle de refinancement type LTRO (Long Term Refinancing Operation) ne rentre donc pas dans la définition d’une opération de prêt en dernier ressort selon Goodhart. La raison étant qu’on ne peut pas dire que toutes les banques concernées s’adressent à la banque centrale dans le cadre de son rôle de prêteur en dernier ressort. En revanche, lorsqu’une banque va au guichet de l’escompte (terme employé pour la FeD) ou va emprunter à la facilité de prêt marginale (terme pour la BCE pour la même opération conceptuellement), on peut dire avec certitude qu’elle s’adresse au prêteur de dernier ressort, puisqu’elle ne peut plus obtenir des fonds sur le marché à des taux convenables, celui-ci étant trop méfiant à son égard (Goodhart parle de « suspicion d’insolvabilité »). Les coûts de réputation et les coûts pécuniers obligent en général les banques à ne recourir à ce dernier moyen qu’en cas d’impossibilité de passer par le marché interbancaire.

Le rôle de prêteur de dernier ressort du FMI

Jusqu’à présent nous avons évoqué le cas des banques, pas celui des Etats. Si les Etats rencontrent de sérieux problèmes budgétaires, on peut considérer plusieurs cas.

La banque centrale pourrait en théorie intervenir en créant de la monnaie. Cette solution, interdite en Europe, est synonyme d’inflation, voire même, dans les cas les plus ardus[5] , à la base de phénomènes d’hyperinflation. C’est pour cela que des pays comme la Grèce, privés de leur souveraineté monétaire, et ne pouvant plus augmenter leurs ressources en interne ou diminuer leurs dépenses sans que cela ne panique davantage les marchés[6] , ont dû demander de l’aide externe. Le FMI, assisté par d’autres institutions créés ad hoc, est alors intervenu[7] .

Dans d’autres cas, la banque centrale ne peut pas intervenir, étant donné que la monnaie dans laquelle sont libellées les dettes n’est pas la monnaie locale. Elle pourrait, à la limite, créer de la monnaie nouvelle pour l’échanger contre des devises, mais ces opérations se verraient largement contrebalancée par la dépréciation conséquente de la monnaie locale, et seraient donc inefficaces au final. C’est donc là qu’intervient logiquement le FMI.

FMI – Banques centrales : quelles différences en tant que PDR ?

On pourrait résumer les différences de ces deux institutions ainsi :

- pouvoir de création monétaire : les banques centrales l’ont, pas le FMI, dans la mesure où la quantité de monnaie « locale » disponible pour ce dernier (les DTS) dépend des contributions de ses membres.

- statut de séniorité[8]  : il est discrétionnaire dans le cas des banques centrales, formel dans le cas du FMI. Le risque de pertes est donc moins important pour le FMI.

- rapidité à agir : La différence de rapidité dans la réaction de ces deux institutions peut s’expliquer par la structure de leur actionnariat.  Pour Goodhart, en ce qu’il s’agit de la solvabilité des banques centrales « what stands behind the liabilities of the CB is not the capital of the CB but the strength and taxing power of the State », ce qui veut dire que ces dernière peuvent en général espérer être recapitalisées rapidement par l’Etat en cas de pertes[9] . Pour le FMI, les choses sont différentes dans la mesure où tous les représentants actionnaires doivent se mettre d’accord. C’est d’ailleurs cette lenteur du processus décisionnel qui a poussé certains comme Keleher à déclarer que « the IMF cannot act quickly enough to serve as a LOLR ».

Quels autres modèles de PDR ?

Le principal coût lié aux interventions de prêt en dernier ressort se situe au niveau du risque moral induit par ces opérations : sauver une banque ou un état qui n’a pas été responsable dans le passé créée un précédent dommageable pour l’avenir. D’autres modèles d’interventions des PDR peuvent être dès lors envisagés. Le débat sur ces différents modèles est très large en ce qu’il s’agit des banques, et il serait difficile de le traiter intégralement ici. On peut simplement retenir que des mécanismes d’assurances mutuelles entre les banques et les institutions monétaires/gouvernementales, en amenant les banques à mettre des fonds de côté pour elles aussi payer en cas de naufrage, vont dans le sens d’une plus grande responsabilisation de ces acteurs et donc d’un risque moral moindre.

Peut-on envisager un modèle de PDR centré uniquement sur les banques centrales et sans FMI ? On pourrait en effet arguer que les pays pourraient emprunter directement les devises nécessaires auprès de leurs voisins. Mais il y a fort à penser que cette aide soit politique et géostratégique plutôt que s’appuyant sur des éléments économiques ayant une dimension plus objective dans ce référentiel. Ce problème, souligné par Goodhart, soulève donc le rôle économique indispensable du FMI en tant qu’acteur (en théorie) neutre d’influences géopolitiques. Sans le FMI, la Fed se verrait certainement en mesure d’assumer ces responsabilités, avec un rôle de facto forcément beaucoup plus politisé.

Conclusion

Cet article de Goodhart a le mérite d’éclaircir un débat qui manque souvent de clarté. Les concepts de prêteur de dernier ressort et la catégorisation d’une intervention comme « intervention de prêteur de dernier ressort » ont donné lieu à de nombreuses discussions dont on ne peut retirer une règle unique.

Si la distinction entre illiquidité et insolvabilité devrait peut-être être faite en théorie, elle est difficile à établir en pratique, à la fois du fait du court laps de temps dont dispose le PDR pour intervenir et à la fois du fait de la complexité et de la forte volatilité des produits aux bilans des banques. Le FMI assure ce rôle d’une manière différente de celle des banques centrales ou gouvernements, à la fois de par la nature de ses interventions (institutions cibles différentes) et à la fois de par les règles gouvernant cette institution.

Si le débat sur l’existence de prêteurs de dernier ressort est essentiellement d’ordre sémantique, celui concernant l’organisation de ces derniers est lui beaucoup plus profond. Un environnement économique et politique changeant pousse à se réinterroger constamment sur le système optimal d’organisation des prêteurs de dernier ressort. La naissance du Mécanisme Européen de Stabilité, les évolutions dans la réglementation financière et la recherche d’indépendance croissante des banques centrales vont ainsi de paire avec une nouvelle organisation du système de PDR.

Référence :

Goodhart « Myths about the Lender of Last Resort », 1999, International Finance 2 :3

Notes

[1] Henry Thornton, dans son ouvrage « The paper credit of Great Britain » (1802) avait en effet déjà développé la plupart des points apparaissant dans l’ouvrage de Bagehot

[2] « lend freely » dans la version originale, peut conduire à plusieurs interprétations. Personnellement je l’interpréterais comme « ne pas se restreindre dans les prêts accordés », étant donné qu’à l’époque des restrictions pouvaient entrer en jeu du fait d’une monnaie gagée sur l’or

[3] Dans la pratique, on l’a vu avec Dexia : les Etats français et belges ont démantelé les activités de la banque afin de ne garder que les plus rentables, et non pas « sauvé » l’institution à proprement parler comme l’Etat français l’avait fait juste après la crise avec ses principales banques. Dans la théorie, Bagehot ne dit pas cela : « advances should be made on all good banking securities and as largely as the public ask for them », c'est-à-dire que tant que les collatéraux fournis sont de qualité la banque centrale devrait prêter. Notons qu’on pourrait objecter qu’il existe des raisons pour que certaines banques, notamment celles « too big to fail », soient secourues même en étant insolvables, raisons politiques ou économiques (risque de contagion). On peut néanmoins répliquer à cela que ces cas sont peut-être marginaux, la plupart du temps les institutions clairement insolvables étant au mieux démantelées, au pire laissées aller à la faillite.

[4] Rappelons qu’une banque sera simplement en situation d’illiquidité lorsqu’elle ne pourra pas honorer ses échéances de prêts à un moment donné, sans être pour autant solvable (le problème d’illiquidité, s’il est résolu, est donc un problème passager)

[5] Il faudrait pour cela que l’Etat ne soit pas structurellement solvable, qu’il ne recourt qu’à la création monétaire pour combler son déficit, et que l’inflation soit à un niveau tel que les revenus de seigneuriage soient maximisés

[6] Cette affirmation peut prêter à débat (cela sort du cadre de cet article), elle est bien sûr simplificatrice et a seulement un but illustratif.

[7] Certains ont aussi qualifié le SMP de la BCE comme une intervention de PDR, la BCE s’en défendant bien évidemment. Dans la mesure où cette opération ne se fait pas de manière bilatérale entre la Grèce et la BCE, on ne peut pas qualifier cette opération de prêt en dernier ressort selon la définition soutenue par Goodhart, même si elle en a certaines vertus. Cela pointe néanmoins du doigt une absence dans la réflexion proposée par Goodhart ici, à savoir qu’il considère pour les banques centrales uniquement les interventions auprès des banques commerciales, il ne prolonge pas le débat sémantique aux interventions des banques centrales envers leurs états. L’OMT récent de la BCE, qui pourrait s’apparenter, de mon point de vue, à une opération de PDR (dans la mesure où il contribuerait à soulager les Etats sur leur dette à court terme dans un contexte conjoncturel exceptionnellement mauvais), ne serait par exemple pas considéré comme tel par Goodhart si l’on en retient sa définition.

[8] La séniorité définit la priorité dans le remboursement d’une dette vis-à-vis des autres créditeurs

[9] Ce qui est souvent acté dans la loi, voir Stella, P., Lönnberg, A. (2008), « Issues in Central Bank Finance and Independence » pour une étude sur ce sujet

 

Julien Pinter est chercheur en Economie monétaire à l'Université de Minho. Il était auparavant chercheur invité à l’Université de Harvard et à la Charles University de Pragues. Il est docteur diplômé de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur des questions liées aux politiques monétaires, aux régimes de change et à la communication des banques centrales. Il a des expériences de travail à la Banque Centrale Européenne et à la Banque de France en particulier. Il a été visiting researcher à l'Université d'Amsterdam, a travaillé à l'Université de Bruxelles Saint-Louis et étudié à l'Université de Stockholm.

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