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Du retour de la volatilité au risque de crise : Le prix de la « normalisation » monétaire (Note)

 

Utilité de l’article : Cet article a pour objectif de mettre en lumière les effets, sur les marchés d’actifs financiers, du durcissement et de la « normalisation » monétaires entamés par les principales banques centrales en 2022. Au-delà de l’impact « mécanique » des hausses de taux d’intérêt, nous soulignerons l’importance de la perte de « l’assurance banque centrale », ou « central bank put », en conséquence de la diminution de la marge de manœuvre dont disposent les autorités monétaires dans un contexte caractérisé par la lutte contre une inflation trop élevée.

 

Résumé :

  • Confrontée à des niveaux d’inflation plus observés depuis près de 40 ans en Europe et aux Etats-Unis, la plupart des principales banques centrales ont été contraintes de renoncer aux politiques accommodantes en vigueur depuis une décennie et amplifiées lors de la crise du covid-19 ;
  • Ces politiques ont permis aux marchés financiers, à l’économie réelle et aux Etats de bénéficier de conditions de financement particulièrement favorables et d’un soutien appuyé des banques centrales en cas de besoins ;
  • Les conditions financières durablement favorables ont soutenu le cours des actifs financiers alors que les politiques contra-cycliques, menées par les banques centrales en cas de stress financier ou de ralentissement économique, ont permis de lisser le cycle économique et de limiter la volatilité des marchés financiers ;
  • Le durcissement monétaire en vigueur depuis 2022 se traduit notamment par une hausse des taux d’intérêt pesant « mécaniquement » sur la valorisation des actifs financiers ;
  • Privées de marge de manœuvre, les banques centrales – aux prises avec une inflation trop élevée – voient leurs possibilités d’intervention réduites en cas de krachs financiers ou de ralentissement de l’activité économique ;
  • La perte de « l’assurance banque centrale » ou « central bank put » est donc non seulement susceptible d’accentuer les effets du cycle économique et la volatilité affectant les marchés financiers, mais pourrait également avoir pour conséquence le développement d’une crise économique et financière qui ne serait pas entravée ou atténuée par l’action des autorités monétaires.

 

 

Rétrospectivement, les années 2010 ont globalement été une période dorée pour les marchés financiers des pays développés. Ces derniers, à l’instar de l’économie dans son ensemble, ont globalement bénéficié durant cette période, et jusqu’à fin 2021, de conditions de financement artificiellement et durablement favorables grâce à l’action des principales banques centrales (notamment la Federal Reserve (Fed) aux Etats-Unis, la Banque Centrale Européenne (BCE) en zone Euro et la Bank of Japan (BoJ) au Japon). Toutefois, la forte accélération de l’inflation observée depuis 2021 (en particulier aux Etats-Unis et en Europe) ont conduit les autorités monétaires des principaux pays développés (à l’exception notable du Japon) à « normaliser » et « durcir » leur politique[1].

En principe, le durcissement d’une politique monétaire se traduit par un relèvement des taux directeurs de la banque centrale[2]. La normalisation consiste à renoncer aux outils d’interventions qui ont permis d’assouplir les conditions de financement au-delà de ce que permet la politique monétaire conventionnelle (principalement via la baisse des taux directeurs) et  d’augmenter ainsi  le soutien à l’ensemble du système économique et financier.

Cet article a pour objectif de mettre en avant les effets de ce changement de politique monétaire sur les marchés d’actifs en soulignant plus particulièrement l’importance de la perte potentielle de « l’effet assurance banque centrale » ou « central bank put » (CBP).

 

1) Les effets directs et indirects des politiques monétaires accommodantes sur le prix des actifs financiers

1.1 Ressorts et limites des politiques monétaires non-conventionnelles

Pour faire face à la crise de 2008, à la crise de la zone euro (au début des années 2010) et plus récemment à la crise du covid-19, les principales banques centrales ont développé et utilisé des outils d’intervention « non-conventionnels ». Pour être en mesure d’assouplir les conditions financières au-delà de ce que permet l’approche conventionnelle, les autorités monétaires ont mis en place des programmes d’achats d’actifs – ou quantitative easing (QE) – et privilégié l’utilisation de la forward guidance (FG). Ces outils ont permis de soutenir directement les marchés financiers et la capacité de financement des Etats alors que les taux d’intérêt directeurs avaient déjà atteint leur limite basse, soit en principe 0 % pour le taux de refinancement principal (situation de zero lower bound (ZLB)).

Le QE consiste essentiellement en des achats de titres de dette souveraine qui ont eu pour effet direct de peser sur les taux d’intérêt de référence à moyen et long terme, les taux de référence de court terme étant déjà compressés du fait de la situation de ZLB. La FG, ou guidage prospectif, consiste en l’annonce, par avance, par la banque centrale de ses intentions et de ses actions à venir dans le but d’influencer les anticipations des agents économiques et les actions des opérateurs de marché[3].

L’utilisation prolongée de ces instruments (ZLB, QE, FG) au cours de la dernière décennie a permis de soutenir à la fois l’économie réelle, les marchés financiers et la capacité de financement des Etats. Toutefois, ces politiques durablement accommodantes ne sont pas exemptes de défaut[4]. Elles sont notamment susceptibles de provoquer une accélération de l’inflation (en contrepartie de l’augmentation de la masse monétaire) et d’augmenter le risque d’instabilité financière[5] tout en soutenant artificiellement le prix des actifs financiers.

Pour comprendre ce dernier point, il convient en premier lieu d’expliciter les principes qui font des politiques accommodantes des soutiens, de fait, des marchés financiers. Nous mettrons notamment en lumière trois canaux de transmission qui conduisent les outils d’intervention non-conventionnels à interagir avec la valorisation des actifs financiers. Nous pourrons alors déduire, dans un second temps, pourquoi le renoncement à ces instruments pèse sur les marchés en soulignant notamment l’importance de l’effet « assurance banque centrale ».

1.2 Les effets directs et « mécaniques » de soutien du prix des actifs financiers

La littérature académique a pu établir que les outils d’intervention non-conventionnels se sont non seulement révélés efficaces pour assouplir des conditions financières et limiter les effets des crises (Bernanke, 2020)[6], mais ont également eu un effet sur le prix des actifs financiers (Swanson, 2020[7] ; Couture, 2021[8]).

Nous proposons de mettre en lumière trois principes qui, du point de vue d’un investisseur et dans le cas d’une politique monétaire accommodante, font que les outils d’intervention non-conventionnels influencent le prix des actions et obligations et soutiennent ainsi les marchés financiers.

Le premier effet sur le prix des titres financiers est d’ordre économique. Les taux d’intérêt bas stimulent globalement l’économie et augmentent ainsi la rentabilité économique attendue des entreprises. En effet, les investissements seront alors notamment moins couteux à financer et les perspectives d’activité meilleures. Ceteris paribus, il en résulte des attentes de profit améliorées qui auront donc tendance à augmenter la valeur de marché des actions (perspective de bénéfice par action améliorée) et des obligations (prime de risque réduite ou diminution du spread de crédit).

Le deuxième effet est d’ordre financier. Les modèles d’évaluation du prix des actifs sont notamment fondés sur la valeur actualisée (ou valeur présente) des flux futurs à recevoir. Une baisse des taux d’intérêt de référence augmente « mécaniquement » les coefficients d’actualisation et renchérit ainsi « mécaniquement » la valeur présente des dividendes (actions) et coupons (obligations) à recevoir et donc la valorisation des titres financiers[9].

Si les deux premiers canaux d’influence des politiques monétaires accommodantes sur le prix des actifs financiers sont relativement directs ou « mécaniques », le dernier effet présenté est davantage lié à un effet d’assurance implicite.

1.3 L’effet indirect « d’assurance banque centrale » ou « central bank put »

Le troisième effet est lié à « l’effet d’assurance » apporté par les banques centrales via leur FG et l’expérience de leurs interventions passées. Comme noté par Thiemann (2021), « les banques centrales jouent aujourd’hui le rôle de filet de sécurité lorsque des perturbations apparaissent, agissant non seulement comme prêteurs en dernier ressort pour les banques, mais également comme teneurs de marché en dernier ressort et investisseurs en dernier ressort pour l’ensemble des marchés financiers »[10].

En apportant de la visibilité aux marchés financiers (via la FG) et en les « assurant » d’une capacité d’intervention (via le programme d’achats d’actifs notamment) en cas de stress ou de crises majeures (comme ce fut le cas en 2008 et 2020), les banques centrales offrent une sorte d’assurance aux investisseurs en réduisant le risque porté. Cette assurance peut être considérée comme une option de protection implicite définie sous le terme de « central bank put » (CBP)[11].

Par ailleurs, les réactions rapides des autorités monétaires (et plus particulièrement de la Fed, de la BCE et de la BoJ) lors de chocs financiers majeurs ou de stress temporaires (comme l’illustrent l’infléchissement puis l’interruption de la politique de normalisation de la Fed à la suite du retournement des marchés financiers lors du dernier trimestre 2018, voir annexe 1) contrastent avec leur faible appétence à durcir les conditions financières lors des phases de hausse, voire d’euphorie, affectant les marchés.

Cette asymétrie dans la réaction des banques centrales, susceptibles de réagir promptement en cas de stress financier sans répondre symétriquement aux phases de fortes hausses, crédibilise et confirme auprès des marchés financiers l’existence d’un CBP (voir en annexe 2 un résumé de l’article de Cieslak et al. (2020) portant plus spécifiquement sur la « mécanique » du « Fed put » et ses conséquences).

Comme noté par Issing (2021), cette asymétrie s’observe également dans la réaction des banques centrales vis-à-vis de l’évolution de l’activité économique. Ainsi, « la plupart des banques centrales semblent suivre une stratégie consistant à réagir rapidement et de manière décisive en cas de ralentissement économique, mais seulement avec réticence et de manière très modérée lorsque la reprise prend de l’ampleur »[12].

Toutes choses étant égales par ailleurs, cette assurance « gratuite » augmente, pour l’investisseur, la valeur des titres et donc leur prix en réduisant le risque porté. Il s’agit du troisième effet, indirect cette fois, des politiques monétaires accommodantes sur le prix des actifs financiers.

 

2) Le retour inéluctable du cycle économique et de la volatilité

2.1 Les effets récessifs directs de la hausse des taux sur les marchés actions et obligataires

Depuis 2021, le retour d’un niveau d’inflation élevé (en particulier aux Etats-Unis et en Europe où la hausse des prix est très nettement supérieure à la cible de +2 %), agit comme une contrainte économique pour les banques centrales qui ont notamment pour mandat de lutter pour la stabilité des prix. Pour ce faire, la Fed et la BCE en particulier se trouvent ainsi dans l’obligation d’ajuster et de durcir leur politique monétaire en commençant par normaliser cette dernière. Dans les faits, cela signifie renoncer aux programmes d’achats d’actifs (abandon du QE) en préambule d’un relèvement des taux directeurs (sortie du ZLB).

A la différence de la période de normalisation opérée par la Fed entre 2014 et 2018 au moment où l’inflation demeurait atone, la Fed et la BCE ont perdu de la marge de manœuvre et agissent sans disposer d’une réelle latitude pour faire machine arrière en cas de chocs majeurs. Devant ainsi durcir les conditions financières pour lutter contre l’inflation tout en évitant de provoquer une crise économique et financière[13] (possible conséquence du durcissement monétaire alors que l’économie ralentit), les autorités monétaires sont contraintes de « naviguer à vue » et de renoncer peu ou prou à utiliser la FG[14].

En effet, pour être en mesure de faire du guidage prospectif, il convient en premier lieu d’avoir un cap clair et de savoir où l’on souhaite aller. En poursuivant, dans les faits, deux objectifs qui supposent des moyens d’actions contradictoires – à savoir, juguler une inflation trop élevée qui suppose un durcissement monétaire et en même temps éviter une crise économique et financière qui nécessiterait à court terme une action inverse – les autorités monétaires ne sont plus pleinement en mesure de se projeter.

Depuis le début de l’année 2022, les marchés actions et obligataires ont logiquement reculé de concert en intégrant les conséquences des hausses de taux directeurs, passées et attendues,  des principales banques centrales ainsi que l’abandon des programmes d’achats d’actifs (QE). Ce durcissement de la politique monétaire a eu pour effet d’entrainer une hausse de l’ensemble de la courbe des taux d’intérêt de référence.

En conséquence, ce mouvement à un effet récessif, non seulement sur l’activité économique, mais également sur les marchés d’actifs traditionnels (actions et obligations) par le biais des deux canaux de transmission directs décrits plus haut.

2.2 De la perte de l’effet « d’assurance banque centrale » au risque de crise

Rattrapées par la réalité d’une inflation frôlant ou dépassant les +9 % en Europe et aux Etats-Unis et en conséquence privées de marge de manœuvre, les autorités monétaires risquent de ne plus être en mesure d’offrir un filet de sécurité à l’économie et aux marchés financiers comme ce fut le cas au cours de la dernière décennie (période où l’inflation demeurait atone).

L’économie, qui avait pu bénéficier dans les années 2010 de politiques monétaires contra-cycliques lors des phases de ralentissement de l’activité, risque ainsi de devoir évoluer dorénavant sans le soutien des banques centrales. Cette situation pourrait conduire à un retour plus marqué du cycle économique que les politiques monétaires accommodantes avaient contribué à atténuer[15].

A l’instar de la sphère réelle, la perte de l’option de protection apportée par les banques centrales pourrait accentuer également les cycles et la volatilité des marchés financiers, ces derniers étant en principe le miroir de l’état anticipé de l’économie réelle. Ainsi, les phases de retournement pourraient ne plus se voir interrompues ou atténuées par l’intervention des autorités monétaires contrairement à ce qui fut observé lors des derniers krachs financiers majeurs. Cette potentielle disparition du filet de sécurité offert par les banques centrales justifie en soit un ajustement des primes de risque propres aux marchés actions et obligataires et devrait donc peser sur les cours indépendamment du réajustement directement lié aux hausses des taux de référence.

Par ailleurs, au-delà de la perte d’une assurance gratuite (qui devrait donc se refléter dans les cours), l’absence de CBT est susceptible d’entrainer des conséquences majeures pour les sphères financières et économiques dans le cas où un krach ou une crise viendraient à se développer. Sans assouplissement monétaire ou politique de soutien (rachats d’actifs) pour l’entraver ou l’atténuer, la survenance d’une crise économique et financière aurait certainement des effets sévères sur l’ensemble du système économique[16].

Par le biais d’un effet auto-réalisateur, cette menace est elle-même susceptible d’entrainer de forts troubles sur les marchés financiers dans la situation où l’inflation resterait élevée. Dans ce cas, les autorités monétaires pourraient devoir choisir entre le maintien d’une politique déterminée de lutte contre une inflation excessive ou alors, franchir le Rubicon, en offrant malgré tout un filet de sécurité aux marchés via un nouvel assouplissement monétaire. Ce dernier choix serait toutefois susceptible de mettre en péril le bien le précieux des banques centrales : leur crédibilité. La perte du CBT, probablement à la fois temporaire et inéluctable à court terme, pourrait donc s’avérer extrêmement coûteuse à la fois pour l’économie et les marchés financiers.

 

Conclusion

Accoutumés, au cours la dernière décennie, à une politique monétaire durablement accommodante et bien souvent dépendants du soutien des autorités monétaires lors des périodes de crises, l’économie et les marchés financiers risquent de devoir faire face à une douloureuse période de sevrage.

Rattrapées par la réalité économique d’une inflation qui met à l’épreuve leur crédibilité et leur volonté de lutter pour la stabilité des prix, les banques centrales se trouvent contraintes d’agir à l’inverse des politiques contra-cycliques proposées dans les 2010 en procédant à un durcissement monétaire alors qu’un ralentissement économique se profile. Leurs actions sont donc d’ores et déjà susceptibles d’accentuer les effets du cycle économique (au lieu de les atténuer) et, par conséquent, d’augmenter la volatilité du prix des actifs financiers censés être le miroir – parfois déformé – des  fondamentaux économiques.

Mécaniquement pénalisés par le cycle de hausse des taux d’intérêt, les marchés financiers et l’économie dans son ensemble pourraient par ailleurs souffrir encore davantage de la perte de marge de manœuvre des banques centrales. Contraintes de lutter contre une inflation qui menace d’être durablement élevée et de proposer une politique monétaire en adéquation avec la réalité économique du moment, les autorités monétaires pourraient ne plus être en mesure d’offrir le filet de sécurité qui se matérialisait par des interventions massives et un assouplissement monétaire conséquent en cas de ralentissement économique ou de choc financier.

Pour les marchés financiers, la perte de cette assurance gratuite ou « central bank put » est promise à être reflétée dans les cours. Au-delà de cet ajustement, le risque réside surtout dans le développement d’une crise économique et financière (crise de la dette, crise de change, crise bancaire) qui ne serait pas entravée par l’action des banques centrales.

 

Sébastien CABROL

 

Annexe 1 : la normalisation avortée de 2014-2019

Décembre 2018. Alors que les perspectives économiques restent solides, les marchés financiers subissent en ce dernier trimestre de l’année une tempête qui se traduit par une chute marquée des marchés actions et obligations. Ainsi, entre début octobre et fin décembre 2018, l’indice S&P 500 accusera une baisse de près de 20 % alors que l’indice obligataire ICE BofA US High Yield Index (représentatif du marché des obligations d’entreprises à haut rendement aux Etats-Unis) reculera de plus de 5 %.

La cause évoquée ? Un durcissement des conditions financières qui se traduit en particulier par un taux américain à 10 ans qui franchit une nouvelle fois le seuil des 3 %. Ce durcissement est pourtant voulu et planifié par la Fed qui a souhaité, à partir de fin 2014, normaliser la politique monétaire sur-accommodante qui avait été mise en place à la suite de la crise de 2008. Pour cela, la banque centrale américaine a progressivement remonté son taux directeur principal de 225 points de base en 3 ans et entrepris de laisser son bilan se dégonfler à partir 2017 (bilan qui avait plus que quadruplé depuis 2008).

Les autorités monétaires ont conduit cette phase de normalisation en utilisant leur forward guidance pour communiquer à l’avance leurs intentions dans le but notamment de prévenir et de préparer les marchés financiers des conséquences d’une politique monétaire moins accommodante. L’objectif était ainsi d’éviter un krach financier. En précisant que ce durcissement monétaire allait de pair avec une amélioration des conditions économiques et que, d’autre part, la possibilité de revenir en arrière, si nécessaire, existait toujours, la Fed a cherché à éviter le déclenchement d’une panique en assurant les marchés de son soutien en cas de besoins.

La crédibilité de cette assurance ou « Fed put » allait être mise à l’épreuve. Alors qu’en septembre 2018, la Fed prévoyait 4 hausses de taux en 2019, elle ajustera en décembre ces projections à seulement 2 hausses. Il n’y en aura finalement aucune et la banque centrale réactivera son programme d’achats d’actifs dès le mois d’aout 2019.

Cet épisode illustre toute la difficulté qu’il y a à normaliser une politique monétaire accommodante, même en bénéficiant de la marge de manœuvre pour le faire. En l’absence de pression inflationniste, la Fed avait en effet la main pour ajuster à la fois sa communication (en signalant la possibilité de revenir en arrière si besoin) et le calendrier de sa politique de normalisation. Malgré cela et un contexte économique favorable, la Fed ne parviendra pas à aller au bout de sa tentative de normalisation. Elle sera contrainte, face à la pression des marchés, de revoir ses anticipations, de suspendre son cycle de hausse de taux et, finalement, de reprendre ses achats d’actifs marquant ainsi la fin de la phase de normalisation et le retour à une politique globalement accommodante.

Cet épisode nous enseigne, premièrement, que la tolérance des marchés financiers envers une politique de normalisation est limitée même lorsque cette dernière est menée avec force de précaution ; deuxièmement, que lorsque les marchés financiers se retrouvent en phase de stress, la Fed a effectivement infléchi sa politique, crédibilisant ainsi l’existence du « Fed put ».

Si la Federal Reserve a bien pour devoir de « promouvoir la stabilité financière et d’éviter une panique bancaire »[17], l’ajustement de sa politique à partir de fin 2018 a surtout permis de soutenir le prix des actifs financiers. De ce point de vue, il est permis de considérer que la Fed a agi au-delà de son mandat à cette occasion.

 

Annexe 2 : résumé de l’article de Cieslak et Vissing-Jorgensen (2020) portant sur le fonctionnement et les mécanismes du « Fed put »

Cieslak et al. (2020)[18] ont notamment mis en avant la tendance de la Fed à réagir de façon asymétrique aux mouvements de marché. Ainsi, les mouvements de baisse sur les marchés financiers apparaissent comme un signal avancé d’un assouplissement à venir de la politique monétaire sans que l’inverse ne soit vrai.  D’après les auteurs, la Fed tend à considérer qu’une baisse du prix des actifs financiers pourrait avoir un impact négatif sur la consommation via un effet de perte de richesse.

Cieslak et al. (2020) remarquent que cette assurance induit des effets d’aléa moral (moral hazard)  pouvant conduire à une prise de risque excessive des opérateurs de marché et ainsi potentiellement menacer la stabilité financière.

Les auteurs soulignent que les effets d’aléa moral peuvent intervenir ex-ante et ex-post par rapport à l’intervention de la banque centrale en cas de stress de marché. Ex-ante, les opérateurs de marché pourraient prendre davantage de risques (ou diminuer leurs attentes en terme de prime de risque) en considérant qu’ils bénéficient d’une option de protection. Ex-post, les mesures accommodantes, dont les effets pèsent sur le niveau des taux d’intérêt, permettraient d’augmenter à moindre frais le levier étant donné que le coût de ce dernier aurait donc diminué.

Cieslak and al. (2020) notent que les conséquences des effets d’aléa moral n’ont pas eu d’impact significatif sur la conduite de la politique monétaire alors même que les responsables de la Fed – et de la BCE selon Carré (2015)[19] – étaient parfaitement conscients de leur existence. Il semble donc que les banques centrales aient accepté, en conscience, de prendre le risque d’un accroissement de l’instabilité financière en contrepartie d’actions visant à apaiser les tensions sur les marchés financiers.



[1] Pour un point de situation sur les politiques monétaires des principes banques centrales voir notamment : Cabrol S. (2022), « Comment expliquer les divergences entre les politiques monétaires des 3 principales banques centrales », BSI Economics.

http://www.bsi-economics.org/1424-minnute-bsi-3bqc-pol-mo-sc

[2] Pour plus détails concernant les principes d’action d’une banque centrale pour lutter contre une inflation trop élevée, voir notamment :

Cabrol S. (2022), « Notre pouvoir d’achat se consume et les banques centrales regardent ailleurs », Forbes France.

https://www.forbes.fr/finance/notre-pouvoir-dachat-se-consume-et-les-banques-centrales-regardent-ailleurs/

[3] Pour une description détaillée des outils d’intervention non-conventionnels, voir notamment :

Cabrol S. (2022), « Contradiction ou normalisation : les banques centrales à l’heure du choix », BSI Economics.

http://www.bsi-economics.org/1420-contradiction-normalisation-bqc-heure-des-choix-sb

[4] Pour un résumé des limites liées à l’utilisation prolongée des outils d’intervention non-conventionnels, voir notamment :

Cabrol S. (2022), « Recension de l’ouvrage d’Eric Monnet (2021), La banque providence, Editions du Seuil et de la République des idées », Revue Esprit, no  487-488,Juillet/Août.

[5] Cabrol S. (2022), « Contradiction ou normalisation : les banques centrales à l’heure du choix », BSI Economics.

http://www.bsi-economics.org/1420-contradiction-normalisation-bqc-heure-des-choix-sb

[6] Bernanke (2020) estime que, selon les circonstances (en particulier lorsque le taux d’intérêt neutre nominal se situe entre 2% et 3%), l’utilisation du QE et de la FG peuvent compenser les effets du ZLB et apporter jusqu’à l’équivalent de 3 points d’assouplissement monétaire.

Bernanke B. (2020), « The new tools of monetary policy », American Economic Review, 110(4), pp. 943-983.

[7] Swanson (2021) met notamment en avant que les politiques non-conventionnelles (QE et FG) ont un impact significatif et durable sur le prix des actions et des obligations.

Swanson E. (2021), « Measuring the effects of federal reserve forward guidance and asset purchases on financial markets », Journal of Monetary Economics, Vol. 118, March, pp. 32-53.

Pour un résumé de l’article de Swanson (2021), voir :

Vaille M. (2022), « Quantitative easing et forward guidance : quels effets sur les marchés financiers ? », BSI Economics.

http://www.bsi-economics.org/1355-quantitative-easing-et-forward-guidance-quels-effets-sur-les-marches-financiers-recherche-du-mois

[8] Couture (2021) a mis en lumière qu’un changement de la FG portant sur le niveau future des taux directeurs  (à moins de 2 ans) était de nature à influencer les taux souverains à moyen et long terme.

Couture C. (2021), « Financial market effects of FOMC projections », Journal of Macroeconomics, Vol. 67, March, 103279.

[9] En finance, la valeur présente à la date t0 – soit V(t0) – d’un flux financier à recevoir à une date T future – V(T) – est le montant V(t0) qui, en étant placé entre t0 et T au taux d’intérêt de marché correspondant à la maturité, a une valeur capitalisée à la date T équivalente à V(T).

Pour plus de détails sur les modèles et principes d’évaluation des actifs financiers, voir par exemple :

Hull J. (2004), Options, futures et autres actifs dérivés, 5ème édition, Pearson France.

[10] Thiemann M. (2021), « La relation asymétrique des banques centrales au financement de marché: une évaluation des implications pour la stabilité financière à la lumière des évènements liés à la covid », Revue d’économie financière, no  144, pp. 191-201.

[11] On définira selon le même principe le « Fed put » lorsqu’il s’agit de considérer uniquement l’action de la Fed.

[12] Issing O. (2021), « Nouvelles orientations de la politique monétaire : abandon du point d’ancrage ? », Revue d’économie financière, no  144, pp. 123-131.

[13] Pour plus de précisions sur le dilemme des banques centrales, voir notamment :

Cabrol S. (2022), « La Banque Centrale Européenne à l’épreuve de la normalisation, l’euro face au risque de la désynchronisation », Forbes France.

https://www.forbes.fr/finance/la-banque-centrale-europeenne-a-lepreuve-de-la-normalisation-leuro-face-au-risque-de-la-desynchronisation/

[14] Cabrol S. et Lequillerier V. (2022), « Un dilemme pour la BCE », Le Monde, 4 septembre 2022.

[15] Schnabel I. (2022), « Monetary policy and the Great Volatility », Speech at the Jackson Hole Economic Policy Symposium, August 27th.

https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2022/html/ecb.sp220827~93f7d07535.en.html

Lane P. (2022), « Monetary policy in the euro area: the newt phase », Remarks for high-level panel “High Inflation and Other Challenges for Monetary Policy” at the Annual Meeting 2022 of the Central Bank Research Association (CEBRA), Barcelona,August 29th.

https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2022/html/ecb.sp220829~b9fac50217.en.html

[16] Privé de la protection du CBT, le système économique et financier fait face une résurgence des incertitudes dans un contexte où l‘action des banques centrales n’est plus le remède miracle susceptible de résoudre toutes les difficultés. Cette nouvelle réalité pourrait toutefois aussi conduire à corriger certains des effets non-souhaitables des politiques monétaires sur-accommodantes. En assurant l’économie et les marchés d’un soutien sans faille, les autorités monétaires ont de facto offert une rente monétaire et une « option gratuite » aux possesseurs de capitaux, au risque de favoriser les bulles et d’accentuer les inégalités entre les détenteurs de patrimoine et ceux qui en sont privés.

[18] Cieslak A. and Vissing-Jorgensen A. (2020), « The economics of the Fed Put », NBER Working Paper Series, no 26894, March.

[19] Carré E. (2015), « Les politiques monétaires non-conventionnelles de la BCE : théories et pratiques », Alternatives économiques / L’économie politique, no  66, pp. 42-55.

 

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