L’impact du conflit syrien sur les économies voisines (Note)

Résumé :

  • L’éclatement de la guerre civile syrienne a stoppé le processus d’intégration commercial entre l’Egypte, l’Irak, la Jordanie, le Liban, la Turquie et la Syrie ;
  • Les Etats voisins de la Syrie ont été impactés par le conflit du fait de la baisse des échanges commerciaux ;
  • L’afflux massif de réfugiés syriens multiplie les disparités économiques et sociales au sein des pays d’accueil et pose de nombreuses questions quant à leur intégration. Jordanie et Liban sont particulièrement impactés ;

Le conflit syrien, qui a éclaté en 2011 et qui n’est toujours pas résolu, a des conséquences sur l’ensemble de la région du Proche-Orient. La Syrie est le pays le plus durement touché, mais l’Irak, le Liban, la Jordanie, la Turquie et l’Egypte voient leur économie elle-aussi impactée par la guerre civile syrienne. L’objectif de cet article est d’apporter un éclairage sur les différents canaux par lesquels le conflit syrien influence les économies de la région.

Fermée depuis 2015, la frontière entre la Jordanie et la Syrie a rouvert le lundi 15 octobre 2018. Une telle réouverture a été rendue possible grâce à la reprise du contrôle de la frontière par les troupes du Président syrien B. el-Assad durant l’été 2018. Les entreprises jordaniennes attendaient avec impatience la réhabilitation de ce point de passage précieux pour les échanges commerciaux avec les voisins de la région. Même si cette réouverture fera l’objet de contrôles coûteux de la marchandise transitée, elle devrait pouvoir relancer le commerce, largement mis à mal par le conflit syrien. La fermeture de la frontière et la chute des flux commerciaux qui a suivi sont des canaux par lesquels le conflit syrien a impacté les économies voisines. En effet, la guerre civile syrienne qui a éclaté en 2011, et dont l’issue n’est toujours pas déterminée, a eu de nombreuses répercussions sur la région.

I/ Le conflit syrien et l’impact économique sur la Syrie

Depuis la révolution pacifique de 2011 placée sous le slogan « liberté, justice et dignité », la Syrie a plongé dans une guerre civile dont l’issue semble toujours incertaine. Plusieurs facteurs liés au conflit ont provoqué l’exode massif des Syriens, provoquant l’un des mouvements de réfugiés et de déplacés internes les plus significatifs depuis la Seconde Guerre mondiale. Sur un total de 5 640 421 réfugiés syriens officiellement enregistrés en octobre 2018, 63 % se trouvent en Turquie, 17 % au Liban et 12 % en Jordanie. Ces trois pays enregistrent la plus forte présence syrienne sur leur sol.

En Syrie, les infrastructures essentielles au fonctionnement de l’économie sont gravement touchées. En effet, d’après un récent rapport de la Banque Mondiale, près de la moitié des établissements hospitaliers et scolaires ont été détruits ou détériorés et près d’un tiers de tous les bâtiments aurait été ravagé. La reconstruction du tissu économique est rendue de plus en plus difficile à mesure que la guerre civile persiste. Le taux de chômage des jeunes atteignait 78 % en 2015. Au-delà du capital humain syrien, gravement touché pour les décennies à venir, le rapport de la Banque Mondiale chiffre à 226 milliards USD les coûts cumulés du conflit de 2011 à 2016, soit quatre fois le PIB de la Syrie en 2010.

II/ La chute des flux commerciaux intrarégionaux

Le premier vecteur par lequel le conflit syrien a impacté les économies voisines est l’arrêt brusque du processus d’intégration commercial. Avant l’éclatement de la guerre civile en 2011, les six pays – Egypte, Irak, Jordanie, Liban, Syrie et Turquie – avaient entamé un processus de libéralisation de leurs échanges. Un accord avait notamment été conclu en 2010. Les deux tableaux suivants montrent la part de la Syrie dans les échanges avec le Liban, la Jordanie, la Turquie et l’Egypte (les données ne sont pas disponibles pour l’Irak). La Syrie représentait surtout un partenaire commercial du Liban et de la Jordanie.

L’étude réalisée en 2014 par Elena Ianchovichina et Maros Ivanic de la Banque Mondiale permet de quantifier l’impact de l’arrêt du commerce intrarégional. Les auteurs mesurent l’impact de la baisse des flux commerciaux sur le PIB de différents secteurs économiques. Les principaux secteurs affectés sont essentiellement issus des activités de services.

Impact de la désintégration économique à la suite du conflit syrien sur la production de certains services 

Sources : Rapport réalisé par Elena Ianchovichina et Maros Ivanic de la Banque Mondiale, 2014. BSI Economics

La Syrie et l’Irak sont les pays les plus durement touchés par la désintégration économique. S’ajoutent aux pertes indirectes liées à la désintégration économique les pertes directes liées aux combats sur leurs sols, l’Etat islamique ayant cherché à étendre son territoire sur la Syrie et l’Irak. La Turquie, quant-à-elle, est l’économie la moins impactée par ce phénomène du fait d’un marché intérieur important, d’une diversification des exportations plus poussée et d’une plus grande intégration dans le commerce mondial que les autres pays. La réouverture récente de la frontière syro-jordanienne n’est qu’un timide début vers une réintégration économique future.

III/ L’afflux des réfugiés

Le déplacement massif de réfugiés vers les pays voisins est le second vecteur par lequel le conflit syrien s’exporte. L’afflux des réfugiés peut dans un premier temps booster la consommation et l’investissement et augmenter la main d’œuvre disponible dans les pays d’accueil. La durée du conflit et l’augmentation incessante du nombre des déplacés rendent cependant l’intégration des réfugiés de plus en plus problématique. Le chômage a augmenté dans les pays d’accueil, principalement chez les jeunes, même s’il est difficile d’associer rigoureusement cette augmentation à l’arrivée des réfugiés. La pression augmente pour les pays d’accueil en matière d’habitat, d’accès à l’eau et aux ressources alimentaires, de services publics (notamment sanitaires et éducatifs), etc.

Evolution de la proportion de réfugiés syriens par rapport à la population locale

Sources : Calculé à partir des données issues de l’UNHCR et de la Banque Mondiale. BSI Economics

La part des réfugiés syriens pèse sur les pays d’accueil, en particulier sur la Jordanie et le Liban où ils représentaient en 2017 respectivement 6,75 % et 16,40 % de la population. La présence et la gestion des réfugiés syriens pèsent sur les finances publiques, par le biais notamment de l’accès aux services sociaux de base (santé, éducation, services publics). Concernant le Liban, l’arrivée massive de réfugiés syriens a aggravé les difficultés d’une économie déjà mise à mal par les crises politiques successives. Troisième économie la plus endettée au monde avec une dette publique atteignant plus de 150 % de son PIB en 2018 selon le FMI, le pays du Cèdre espère profiter des promesses d’aide internationale, d’un montant de 11 Mds USD sur quatre ans, promises en avril 2018 par les bailleurs de fonds internationaux (Banque mondiale, Banque européenne d’investissements, Banque islamique de développement, etc.) et les principaux partenaires commerciaux. Ces crédits internationaux restent cependant conditionnés à la mise en place de réformes structurelles permettant de lutter contre la corruption, d’améliorer les services publics (notamment en termes d’approvisionnement en électricité et de gestion des déchets), ou encore de lutter contre l’évasion fiscale. Les finances publiques jordaniennes sont elles aussi durement touchées par l’arrivée massive des réfugiés syriens. La Jordanie multiplie les appels à la communauté internationale et a obtenu récemment une aide de 2,5 Mds USD de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis et du Koweït. Cette aide risque cependant d’être insuffisante pour une économie dont la dette publique atteint les 95,9 % du PIB en 2018, selon le FMI. Libanais et Jordaniens doivent faire face à la montée du chômage qui atteint quasiment 20 % dans les deux pays. La colère des populations locales augmente ainsi les difficultés des pouvoirs publics.

Ces deux pays sont déjà les terres d’accueil de nombreux réfugiés palestiniens, mais aussi irakiens ou encore yéménites dans le cas de la Jordanie. Réfugiés de différentes nationalités se retrouvent en concurrence avec les travailleurs les moins qualifiés des pays d’accueil au sein d’économies souvent informelles. Les réfugiés syriens ont un statut juridique précaire, étant donné que les pays du Proche-Orient ne sont pas signataires de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés. Le durcissement des mesures par les autorités jordaniennes et libanaises rend difficile l’établissement dans le pays. Les pays d’accueil sont réticents à ouvrir de nouveaux camps de peur d’une installation pérenne des arrivants. Les exilés tentent de créer du tissu économique, comme l’illustre le camp de Zataari en Jordanie, situé dans le nord de la Jordanie. Environ 460 000 réfugiés seraient passés par ce camp entre 2012 et 2017 selon le Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR). 80 000 réfugiés vivent dans le camp et près de 3 000 commerces auraient été ouverts. L’avenue commerçante principale, dénommée « Champs Elysées » par les habitants, illustre ce désir de reconstituer une vie dans l’exil. Certains réfugiés tentent cependant leur chance en ville et préfèrent s’installer en milieu urbain plutôt que dans un camp. Le conflit syrien a aussi provoqué l’exode d’Irakiens et de Palestiniens, eux-mêmes réfugiés sur le sol syrien avant l’éclatement de la guerre civile. De nombreux Irakiens sont retournés en Irak tandis que de nombreux Palestiniens se retrouvent apatrides.

A l’image de la Jordanie et du Liban, les Etats voisins de la Syrie rendent de plus en plus difficile l’intégration des réfugiés. L’aide humanitaire et la gestion des afflux de population représentent des défis immenses pour les économies environnantes. La politique de l’Union Européenne est ainsi décisive pour les Etats de la région qui ont besoin d’un appui urgent.

IV/ Le poids de l’instabilité régionale

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le conflit syrien aggrave l’instabilité de la région, ce qui inquiète les visiteurs internationaux. Les touristes occidentaux, mais aussi les touristes du Golfe, sont moins nombreux à choisir Jordanie, Liban, Egypte et Turquie comme destination de vacances depuis 2011. Un tel phénomène affecte particulièrement le Liban, la Jordanie et l’Egypte dont le tourisme est une part importante des recettes économiques de ces pays. La crise syrienne n’est cependant qu’un des facteurs d’instabilité, notamment au Liban et en Egypte où les crises politiques internes (succession de crises au Liban et renversement de Mohamed Morsi en Egypte) sont d’autres éléments influant l’attrait des touristes. La situation serait cependant en amélioration en Jordanie où le nombre de visiteurs aurait cru de 15 % en 2017 selon la ministre du Tourisme Lina Mazhar Annab, atteignant près de 4,2 millions de touristes.

Le climat d’instabilité de la région pèse aussi sur les investissements des pays de la région. Surtout touchée dans les premières années du conflit (de 2011 à 2015), la croissance économique semble relancée depuis deux années, à l’exception de l’Irak où les difficultés économiques s’expliquent principalement par la situation interne.

Le climat des affaires, que l’on peut notamment mesurer à l’aide de l’indicateur Doing Business, est en légère amélioration depuis deux ans. Les différents Etats de la région ont cependant encore beaucoup de chemin à faire pour améliorer le climat des affaires. Crée par la Banque mondiale, l’indice Doing Business classe les 190 pays selon la facilité de faire des affaires. Plus ce rang est proche de la première place, plus l’économie offre un climat des affaires favorable aux investisseurs. Dix indicateurs sont étudiés (exemples : obtention d’un crédit bancaire, création d’une entreprise, législation relative à l’insolvabilité, etc.). Le graphique suivant permet de voir qu’à l’exception de la Turquie qui se place à la 43ème place, Irak, Liban, Jordanie et Egypte dépassent tous la 100ème place. Des réformes structurelles sont nécessaires pour attirer les investisseurs.

Rang Doing Business en 2019 (Classement de 1 à 190)

Sources : Données de la Banque mondiale. BSI Economics

Conclusion

Le conflit syrien, qui dure depuis sept années, a tout d’abord fait souffrir toute une population dont la moitié a dû quitter son pays. Malgré les victoires récentes du régime syrien, l’avenir de la Syrie reste bien trouble. La multiplication des acteurs et de leurs revendications rend une sortie du conflit improbable à l’heure actuelle.

Les Etats voisins de la Syrie sont impactés par le conflit. Egypte, Irak, Jordanie, Liban et Turquie ont vu leurs échanges commerciaux chuter, ce qui a pu détériorer leurs balances commerciales. L’arrivée massive de réfugiés syriens les laisse face à la gestion de milliers d’hommes et de femmes ayant besoin de structures d’accueil, pesant sur les finances publiques et aggravant le poids de la dette publique. L’instabilité incessante de la région pèse enfin constamment sur les perspectives économiques des Etats du Proche Orient en inquiétant touristes et investisseurs étrangers.

Sources :

« The Toll of War: The Economic and Social Consequences of the Conflict in Syria», Rapport de la Banque Mondiale, Juillet 2017. http://www.worldbank.org/en/news/press-release/2017/07/18/the-visible-impacts-of-the-syrian-war-may-only-be-the-tip-of-the-iceberg

Elena Ianchovichina et Maros Ivanic, Working Paper de la Banque Mondiale, Décembre 2014. http://documents.worldbank.org/curated/en/129431468044383360/Economic-effects-of-the-Syrian-war-and-the-spread-of-the-Islamic-state-on-the-Levant

« Jordanie : accord sur la réouverture du principal point de passage avec la Syrie », Andrei Borodulin, RFI, 14 octobre 2018. http://www.rfi.fr/moyen-orient/20181014-jordanie-reouverture-principal-point-passage-syrie

 « Conflit syrien : quel est l’impact économique sur la région ? », Antonio Torrenzano, Blog Le Monde, 13 février 2015. http://e-south.blog.lemonde.fr/2015/02/13/conflit-syrien-quel-est-limpact-economique-sur-la-region/

« La Jordanie et les réfugiés syriens », Kamel Doraï, La Vie des idées, 7 juin 2016. ISSN : 2105-3030. http://www.laviedesidees.fr/La-Jordanie-et-les-refugies-syriens.html

« Le Conflit Syrien pour les Nuls », https://www.leconflitsyrienpourlesnuls.org/

 « Liban : une économie en sursis », Mounia Daoudi, RFI, 3 mai 2018. http://www.rfi.fr/emission/20180503-liban-une-economie-sursis

« Le Liban obtient une aide internationale substantielle », Yves Bourdillon, Les Echos, 6 avril 2018. https://www.lesechos.fr/06/04/2018/lesechos.fr/0301526886374_le-liban-obtient-une-aide-internationale-substantielle.htm

« En pleine crise, la Jordanie reçoit 2,5 milliards de dollars des pays du Golfe », France 24, 11 juin 2018. https://www.france24.com/fr/20180611-jordanie-arabie-saoudite-koweit-emirats-arabes-unis-aide-milliards-crise-chomage

« Ces pays qui accueillent des millions de réfugiés syriens », Le Point, https://www.lepoint.fr/monde/ces-pays-qui-accueillent-des-millions-de-refugies-syriens-21-09-2015-1966724_24.php

« Le tourisme libanais, une autre victime de la guerre en Syrie », Laure Stephan, 5 août 2013. https://www.lemonde.fr/international/article/2013/08/05/le-tourisme-libanais-une-autre-victime-de-la-guerre-en-syrie_3457461_3210.html

« Tourisme : la Jordanie veut se remettre en marche en effaçant les "stéréotypes " », Le Point, https://www.lepoint.fr/economie/tourisme-la-jordanie-veut-se-remettre-en-marche-en-effacant-les-stereotypes-29-04-2018-2214461_28.php

Acronyme :

Le UNHCR / le HCR : United Nations High Commissioner for Refugees / le Haut-Commissariat pour les réfugiés.

Après des études à Sciences Po Strasbourg, section Economie, et un master en Gestion financière de la banque, Alexandra Zins est actuellement en doctorat au sein du laboratoire LaRGE de l’Université de Strasbourg. Ses domaines d’intérêt portent notamment sur les systèmes bancaires africains, la finance du développement, l’inclusion financière et la finance islamique.

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