Point sur les devises émergentes / T3 2018 (Note)

Résumé :

  • Le dollar américain (USD) s’est considérablement apprécié depuis le début de l’année face aux devises des pays émergents. Depuis le début de l’année, les devises ont perdu plus de 10 % de leur valeur dont le peso argentin (plus de 50 %) et la Livre turque (environ 40 %). La tendance s’est par contre inversée pour le peso mexicain qui s’apprécie depuis le milieu de l’année ;
  • L’affaiblissement des devises émergentes intervient dans un contexte de normalisation de la politique monétaire américaine mais s’explique aussi par des facteurs politiques (Turquie, Russie) et économiques (Argentine, Brésil) spécifiques à chacun des pays ;
  • En réponse, les Banques centrales des pays émergents ont majoritairement resserré leur politique monétaire ;
  • Cette dépréciation des devises émergentes face à l’USD pourrait générer des tensions inflationnistes et dès lors peser sur la consommation des ménages, mais serait favorable pour la compétitivité-prix des exportations de ces pays ;
  • Par ailleurs, la dépréciation de la monnaie de pays émergents conduit mécaniquement à une hausse de la valeur de l’encours de leur dette libellé en USD ;
  • Dans un contexte de hausse des taux d’intérêt aux Etats-Unis, de tensions commerciales, d’augmentation des prix du pétrole et des risques géopolitiques, la tendance à l’appréciation du dollar américain face aux devises émergentes devrait se poursuivre.

L'actualité économique et monétaire internationale des derniers mois a été marquée par des pressions à la baisse sur les devises émergentes – et plus spécifiquement sur la Livre turque et le Peso argentin – dans un contexte de relance de mesures protectionnistes et de normalisation de la politique monétaire américaine. Cet article cherche à analyser les sous-jacents de cette tendance et distingue ce qui relève du contexte monétaire mondiale des facteurs plus spécifiquement domestiques.

Se dirige-t-on vers une crise des pays émergents semblable à celle de 1997-98 ? L’affaiblissement de devises émergentes depuis le début de l’année et l’accroissement des pays en forte difficulté financière laissent entrevoir le pire selon certains analystes. La situation actuelle doit toutefois être relativisée.

Tout d’abord, mis à part les cas de l’Argentine et de la Turquie, les mouvements observés sur les taux de change sont relativement de moindre ampleur. L’aversion au risque n’est pas non plus généralisée à l’ensemble des pays émergents puisque certains d’entre eux sont même jusqu’à maintenant épargnée par des pressions à la baisse sur leur devise comme le Mexique. Les investisseurs restent surtout attentifs aux risques propres à chaque pays et ceux sont surtout les pays considérés comme les plus fragiles qui sont touchés par les marchés. Par ailleurs, la situation actuelle est bien différente à celle qu’elle était en 1997-98, crise qui avait suivi une période de surinvestissement. Les pays émergents disposent aussi de davantage de réserves de devises pour pallier à des chocs externes.

La vigilance reste toutefois de mise car ces pays font face à un contexte international qui leur est de moins en moins favorable, avec la relance de mesures protectionnistes et la remontée du USD, soutenue en grande partie par le resserrement des taux de la Fed. Au-delà du risque d’un rapatriement accéléré des capitaux sur les actifs en USD, les investisseurs redoutent une incapacité de ces pays à faire face à leurs engagements financiers. En effet, la dépréciation de la monnaie de certains pays émergents conduit mécaniquement à une hausse de la valeur de l’encours de leur dette, laquelle est souvent en grande partie libellée en USD, de quoi accentuer la nervosité des marchés vis-à-vis des devises émergentes. En d’autres termes, cette crise des devises pourrait se transformer en une crise de la dette pour certains pays émergents. A ce titre, l’Argentine, l’Ukraine, la Turquie et le Brésil sont souvent cités comme les pays les plus vulnérables. 

1. Argentine : le peso en chute malgré les interventions de la Banque centrale 

Le peso argentin s’est effondré de plus de 50 % face à l’USD depuis le début de l’année, malgré les interventions multiples de la Banque centrale sur le marché des changes et les hausses de taux d’intérêt. Le pays a demandé le soutien du FMI avec lequel un accord de prêt sur trois ans a été approuvé en juin dernier pour un montant de 50 mds USD.

Le peso argentin se déprécie face à l’USD depuis le début l’année en raison d’une confluence de facteurs. Une grave sécheresse a entraîné une forte baisse de la production agricole (surtout le soja) et des recettes tirées des exportations, les prix mondiaux de l’énergie ont augmenté et les conditions financières se sont durcies du fait d’une montée des taux d’intérêt américains. Le FMI s’attend à une inflation de 22,7 % pour 2018. La Banque centrale argentine a relevé de manière surprise son taux directeur de 45 à 60 % le 30 août dernier afin de limiter la dépréciation du peso, mais cette décision a eu l’effet inverse de celui escompté puisque la devise argentine s’est effondrée de 20 % face à l’USD en 48 heures. Les marchés ont également été inquiétés par la demande du président argentin, Mauricio Macri, d’un versement anticipé de l’aide du FMI. Certains investisseurs doutent que le programme octroyé par le fonds d’un montant de 50 mds USD soit suffisant pour sortir le pays de son impasse financière.

Graph. 1 Peso argentin (ARS) / US Dollar (USD)

2. Turquie : chute de la livre turque en raison d’une accumulation de facteurs

En Turquie, la livre a perdu plus de 40 % de sa valeur face à l’USD depuis le début de l’année. La monnaie turque est affectée entre autres par les craintes associées à :

  1. une progression rapide du crédit et de l’inflation (16 % sur un an en juillet) ;
  2. un déficit courant élevé ;
  3. une politique monétaire sous pression de l’exécutif et ;
  4. des tensions diplomatiques avec Washington.

La dégradation de la note souveraine par S&P en avril après celle de Moody’s en mars a aussi pesé sur la monnaie turque. Enfin la Livre est particulièrement affaiblie depuis de nombreux mois en raison de la politique monétaire peu orthodoxe souhaitée par le Président Erdogan, lequel prône une réduction des taux d'intérêt pour soutenir la croissance. La nomination de son gendre au poste de ministre des Finances au début du mois de juillet a accéléré la chute de la livre. En réponse à l’effondrement de la monnaie, la Banque centrale a vigoureusement réagi avec une hausse de 500 pdb depuis avril, pour porter le taux directeur à 17,75 % en juin, mais la réaction a été jugée trop tardive par les marchés et cette décision n'est donc pas parvenue à enrayer la baisse.  Les taux atteignent des niveaux historiques sur le marché obligataire à plus de 20 % sur 10 ans.

Graph. 2 Livre turque (TRY) / US Dollar (USD)

3. Brésil : le real brésilien en forte baisse dans un contexte pré-électoral

Le Brésil n’est pas épargné par un retrait des investisseurs qui restent toujours inquiets de la situation budgétaire du pays du pays et restent en attente des élections présidentielles d’octobre. Le real s’est déprécié de plus de 20 % face à l’USD depuis le début de l’année, conduisant la Banque centrale à intervenir de manière plus intensive sur le marché des changes en juin dernier. La dépréciation du réal brésilien a entrainé le recul du cours du sucre dont le prix est fixé en dollar, le Brésil assurant à lui seul 45 % des exportations mondiales. Le Brésil présente toujours une position extérieure solide avec des réserves de change estimées à 363 mds USD, couvrant 22 mois d’import (BNP Paribas Recherche).

Graph. 3 Real brésilien (BRL) / US Dollar (USD)

4. Afrique du Sud : le Rand en repli de nouveau face au dollar

La nomination de C. Ramaphosa pour succéder à J. Zuma à la tête de l’Etat en février 2018 a plus que rassuré les marchés quant à la trajectoire des finances publiques, permettant au rand de se rapprocher en février 2018 de son meilleur niveau face au dollar depuis mi-2015. La devise sud-africaine, très prisée des investisseurs pour les stratégies de carry trade, a toutefois de nouveau perdu face au dollar depuis la publication, en juin 2018, de données faisant état d’une contraction de l’ordre de 2,2 % du PIB sud-africain au premier trimestre. La monnaie a également de nouveau reculé en début septembre lorsqu’il a été annoncé que le pays était entré en récession au 2ème trimestre pour la première fois depuis 2009. Le projet d’expropriation de terres agricoles du président C. Ramaphosa sans compensation suscite l’inquiétude des investisseurs.

Graph. 4 Rand Sud-Africain (ZAR) / US Dollar (USD)

5. Russie : le rouble en chute malgré la hausse des prix du pétrole

Malgré la hausse des prix du pétrole – le rouble étant traditionnellement corrélé aux prix du brut –, la monnaie russe continue de se déprécier à la suite du renforcement des sanctions américaines voté par le congrès le 6 avril dernier et aux nouvelles d’annonces début août.  La monnaie russe flirte avec ses plus bas niveaux contre le dollar atteints lors des précédentes crises de décembre 2014 et janvier 2016.

La Banque centrale, après un an de baisses successives de son taux directeur jusqu'en mars dernier, l'a maintenu depuis à 7,25 % et a laissé entendre qu'elle comptait prolonger cette pause, les risques inflationnistes s'étant renforcés.

Graph. 5 Rouble russe (RUB) / US Dollar (USD)

6. Chine : une dépréciation du renminbi endiguée par la Banque centrale 

Les autorités chinoises ont laissé le renminbi perdre de 10 % de sa valeur face au dollar américain entre début avril et mi-août. La dépréciation du renminbi (Rmb) s’est intensifiée depuis le 15 juin, lorsque les Etats-Unis ont confirmé la hausse des droits de douanes. Le Président américain a accusé en retour la Chine de manipuler sa monnaie pour regagner en compétitivité au niveau de ses exportations et compenser les effets de la hausse des droits de douane américains. Les banques publiques sont intervenues sur le marché des changes pour limiter la dépréciation du Rmb. De son côté, la Banque centrale conserve son objectif de « double-seuil de stabilité 7-3 » : la devise ne doit pas passer au-dessus de 7 yuans pour un dollar, et les réserves de changes doivent se maintenir au-dessus du seuil de 3 000 milliards de dollars. Selon de nombreux analystes, la baisse du renminbi devrait rester sous contrôle afin de ne pas alimenter les sorties de capitaux comme en 2016.

Graph. 6 Renminbi chinois (CNY) / US Dollar (USD)

7. Mexique : inversement de tendance sur le peso mexicain  

Alors que le peso mexicain connaissait une évolution similaire à celle des autres devises émergentes, fortement fragilisées par la situation monétaire aux États-Unis et les tensions commerciales au sujet d’une révision des accords de l’ALENA, la tendance s’est complètement inversée, suite à la victoire d’Andrés Manuel López Obrador. En effet, le candidat du parti de gauche, arrivé largement en tête du scrutin présidentiel, a tenu a rapidement rassurer les marchés quant à la conduite de la politique économique du pays lors de son mandat. Depuis le résultat des élections début juillet, le Peso s’est ainsi apprécié de plus de 10 % face à l’USD. La forte remontée du Peso a également été appuyée par l’interventionnisme de la Banque centrale mexicaine, qui a relevé à plusieurs reprises son principal taux directeur. Le peso mexicain a récemment profité de l'accord nouvellement signé avec les Etats-Unisau sujet de l’ALENA.

Graph.7 Peso mexicain (MXN) / US Dollar (USD)

Diplômé de Sciences Po Grenoble et de la London School of Economics en économie politique internationale, Jean-Baptiste Brasseur évolue actuellement au sein de la Direction générale du Trésor, après une expérience au sein de la Banque de France. Ses principaux centres d’intérêts portent sur le marché des changes, le secteur bancaire et la politique monétaire.

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