Les enjeux des rachats de dette privée par la BCE (Note)

Les enjeux des rachats de dette privée par la BCE

Résumé :

- Le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE), a annoncé le 10 mars 2016, sa volonté d’étendre son programme de rachats d’actifs - jusqu’alors focalisé sur le rachat de dettes souveraines (programme PSPP), d’obligations sécurisées (programme CBPP3) et de titres adossés à des actifs (programme ABSPP) - à la dette privée (nouveau programme CSPP).

- Le marché de la dette privée visé par la BCE est estimé à environ 400 milliards d’euros, soit 25 % environ du marché du crédit en catégorie investissement (IG) en zone euro. L’annonce de la BCE a été suivie d’une hausse du prix des obligations en catégorie investissement (IG, Investment Grade) et à haut rendement (HY, High Yield), d’importantes prises de position à l’achat sur les ETFs (Exchange Traded Funds) mais aussi à la vente sur les CDS (Credit Default Swaps) pour des montages de positions longues dites « synthétiques ».

- Le manque de liquidité sur le marché de la dette privée, accompagné d’un risque de déception des opérateurs, notamment si la BCE ne parvenait pas à satisfaire le marché en termes de quantité de dette privée réellement rachetée au cours des prochains mois, pourraient entraîner le retour de la volatilité et une remontée des taux sur le marché du crédit privé.

Le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE), a annoncé le 10 mars 2016, sa volonté d’étendre son programme de rachat d’actifs - jusqu’alors focalisé sur le rachat de dettes souveraines (programme PSPP), d’obligations sécurisées (programme CBPP3) et de titres adossés à des actifs (programme ABSPP) - à la dette privée (nouveau programme CSPP).

1 - La BCE étend son programme de rachats d’actifs à la dette privée

Dans le cadre de l’extension de son programme de rachat d’actifs, la Banque centrale européenne a décidé de lancer fin juin un programme de rachats de dette privée intitulé Corporate Sector Purchase Programme (CSPP). Ce nouveau programme permettra à la BCE d’acquérir des obligations d’entreprises :

(1)    émises par des sociétés non financières ;

(2)    dont le siège est situé en zone euro ;

(3)    et dont la dette est classée dans la catégorie investissement (investment grade ou IG) par au moins une des trois agences de notation principales (Moody’s, Standard and Poor’s, Fitch).

Ce programme exclut donc les titres de dette des sociétés financières ou assimilées, les titres de dette des sociétés dont le siège social n’est pas situé en zone euro, ainsi que les obligations convertibles et autres titres hybrides. La BCE pourra ainsi se constituer un portefeuille d’obligations d’entreprises de la zone euro en intervenant de manière régulière sur les marchés primaire et / ou secondaire avec pour but annoncé d’améliorer encore davantage les conditions de financement de l’économie réelle et de favoriser un retour de l’inflation à un niveau proche de 2 %. Ces rachats seront menés en attendant l’éventuelle éligibilité ultérieure des obligations à haut rendement (high yield ou HY), des fonds indiciels côtés(ETFs) ou autres actions à l’instar de ce que proposent déjà certaines banques centrales (BoJ et SNB par exemple).

Les objectifs de la BCE visent à inflater le prix des actifs financiers par 4 moyens :

(1)    L’amélioration des conditions de crédit offertes aux entreprises en zone euro afin de les inciter à investir davantage, en dynamisant les CAPEX notamment, et ainsi contribuer à une remontée de l’inflation vers l’objectif de 2 %.

(2)    Le soutien des rachats d’actions par les entreprises européennes afin de dynamiser, par ricochet, les marchés actions (hausse du prix des actions) et générer un effet richesse favorable à la consommation. Les entreprises européennes seront ainsi incitées à s’endetter dans le but de redistribuer une partie de cet emprunt aux actionnaires.

(3)    Le soutien du marché des fusions-acquisitions, qui serait bénéfique au secteur bancaire.

(4)    Le soutien des mouvements de réallocation en portefeuille des investisseurs vers des titres plus risqués, dans le but de soutenir tous les secteurs de l’économie, les investisseurs étant incités à revendre leurs titres de dette IG à la BCE pour se tourner vers des titres de dette HY plus risqués, et donc plus rémunérateurs. 

Le marché visé par la BCE est estimé à 554 milliards d’euros par Bank of America Merryl Lynch. En excluant les obligations proches de leur échéance, et qui de fait ne devraient pas intéresser la BCE, le marché de la dette privée visé par la BCE est estimé à environ 400 milliards d’euros, soit 25 % environ du marché du crédit IG en zone euro.

Les grandes entreprises françaises (360 Mds€ de dette privée IG) et allemandes (300 Mds€ de dette privée IG), et dans une moindre mesure les grandes entreprises italiennes (120 Mds€ de dette privée IG) et espagnoles (105 Mds€ de dette privée IG), devraient bénéficier de ce programme de rachat de dette privée, ce qui devrait avoir un effet favorable sur les conditions de crédit au cœur de la zone euro, mais aussi en périphérie.  

2 - Les réactions des investisseurs sur le marché des obligations d’entreprise

Sur le marché secondaire IG, l’annonce de la BCE a été suivie par une ruée des opérateurs vers les obligations d’entreprises potentiellement visées par la BCE (le programme restant à définir plus en détail), entraînant une baisse des taux (respectivement une hausse des prix) sur l’ensemble des obligations d’entreprises de la zone euro.

Sur le marché primaire IG, l’annonce de la BCE a été suivie par une ruée des entreprises vers le marché primaire qui ont profité de l’engouement retrouvé des investisseurs pour émettre un niveau record de dettes. Ces entreprises ont profité à la fois d’une chute généralisée de la prime de risque sur l’ensemble du marché privé et de l’apparition d’un acheteur en dernier ressort (la BCE), pour lever de manière massive des fonds sur ce marché.

Des émissions historiques ont été observées sur le segment IG. Le groupe brassicole Anheuser-Busch InBev a ainsi réussi à lever 13,25 milliards d’euros (nouveau record en zone euro) alors que d’autres adjudications ont été sursouscrites avec un coupon proche d’un coupon zéro, comme ce fut le cas pour la dette privée offerte par l’entreprise pharmaceutique Sanofi (taux record pour une entreprise non financière avec un taux à 0,05 % pour des obligations à trois ans). Ces faits amènent à considérer la possibilité de taux négatifs sur le marché primaire, à l’image de certains rendements sur le marché secondaire (Royal Dutch Shell, Roche, Sanofi, Air Liquide, Siemens par exemple).

Sur le marché primaire à haut rendement (HY), les entreprises moins bien notées ont également profité de l’enthousiasme retrouvé des opérateurs sur le marché du crédit pour s’activer sur le marché primaire, la BCE ne requérant à priori qu’une seule notation en catégorie investissement pour qu’un titre de dette privée soit éligible à un rachat, qualifiant de facto certaines obligations à la frontière entre IG et HY, tout en déplaçant une partie de la demande de la catégorie investissement vers la catégorie à haut rendement.

3 - ETFs et CDS utilisés par les opérateurs pour jouer le put de la BCE

Les investisseurs se sont positionnés en utilisant des fonds indiciels côtés (ETFs) à l’achat et des dérivés sur événement de crédit (CDS) à la vente. Assurés contre la baisse prochaine du prix des obligations d’entreprises en zone euro, ces derniers ont été motivés par la possibilité de les revendre à meilleur prix à la BCE ces prochains mois. Ces deux instruments sont souvent utilisés pour intervenir sur le marché du crédit en raison de leur importante liquidité (par opposition à un marché du crédit beaucoup moins liquide).

Le put de la BCE par les CDS. La vente de dérivés sur événement de crédit, associée à l’achat de dette sans risque (dette souveraine) est ainsi utilisée par certains opérateurs pour monter des positions longues dites « synthétiques ». Le vendeur de dérivés sur événement de crédit touche à la fois la prime de risque du CDS et le taux sans risque, une manière pour lui d’être exposé au risque de crédit de la façon la plus "pure" (plus faible prime de liquidité pour les CDS par rapport aux obligations, ce qui fait du CDS l’instrument de référence pour celui qui souhaite être exposé au risque de crédit). L’annonce de la BCE a ainsi entraîné une baisse importante du prix des CDS (et une augmentation des ventes de CDS), certains opérateurs se positionnant à la vente en anticipation d’une baisse du risque de défaut sur les titres de dette visés par la BCE.

Le put de la BCE par les ETFs. La capitalisation des fonds indiciels côtés en catégorie investissement est ainsi devenue plus importante que la valeur de marché des sous-jacents répliqués par ces mêmes fonds indiciels (prime de liquidité). L’annonce de la BCE a ainsi entraîné une forte augmentation des encours sur les fonds indiciels dédiés aux obligations IG et HY(6 Mds€ de nouveaux encours sur les ETFs obligataires européens depuis l’annonce de la BCE pour une capitalisation d’environ 460 Mds€ pour les ETFs obligataires IG en zone euro).

4 - Deux risques significatifs

Une forte volatilité sur le marché des obligations d’entreprises. Les achats répétés de la BCE à partir de cet été, sur un marché relativement peu liquide, pourraient entraîner un fort assèchement de la liquidité avec de fortes hausses de prix (respectivement de fortes baisses de taux) sur les titres les plus illiquides. A contrario, si la BCE ne parvenait pas à s’approprier un niveau suffisant de dette privée d’ici l’automne, un retournement des prix (accompagné d’une remontée des taux) pourrait avoir lieu.

La forte contraction des primes de risque, favorisée par les politiques monétaires non conventionnelles et ultra accommodantes des banques centrales, réduit mécaniquement le coût de financement des projets potentiellement risqués, et ce de façon déraisonnable, favorisant ainsi les investissements non rentables et une mauvaise allocation des capitaux, ce qui a un impact négatif sur la croissance potentielle. De nombreuses entreprises pourraient ainsi être incitées à se focaliser sur leur propre valorisation (rachats d’actions ou dividendes) au détriment d’investissements à plus long terme, quand d’autres pourraient être incitées à investir dans des projets risqués et contreproductifs (générant un excès de risque par rapport à la rentabilité potentielle).

Conclusion

En offrant au marché un nouveau soutien via son programme de rachat de dette privée, la BCE continue sa politique d’écrasement des spreads et donc de suppression des primes de risque en zone euro, incitant les investisseurs à se tourner vers des actifs toujours plus risqués.

Même si ce programme semble bénéfique au marché du crédit à court terme, la politique très expansionniste de la BCE pourrait s’avérer contre productive à plus long terme, du fait des distorsions qu’elle génère aussi bien au niveau du prix des actifs (par rapport à la valeur fondamentale de ces mêmes actifs) qu’au niveau des écarts de richesse en zone euro (entre ceux qui possèdent des actifs et ceux qui n’en possèdent pas), empêchant in fine toute remontée des taux.


Références

- Communiqué de presse de la BCE, 10 mars 2016

- Bakewell Sally, “AB InBev Sets Euro-Bond Sale Record to Fund SABMiller Takeover”, Bloomberg, 16 mars 2016

- Linsell Katie, “Sanofi Finds Money Almost Free in Draghi-Fueled Euro Bond Market”, Bloomberg,  29 mars 2016

Floris Laly est doctorant à l'Université catholique de Louvain, affilié à l'institut multidisciplinaire pour la modélisation et l'analyse quantitative (IMMAQ) et à Louvain Finance (LFIN), où il prépare une thèse en microstructure des marchés financiers portant sur les mini flash crashes et le trading à haute fréquence. Outre ses recherches en microstructure, il s'intéresse également à la gestion de portefeuille, à l'allocation d'actifs et à l'analyse technique. Diplômé de l'Université Bocconi et de l'Université Aix-Marseille, il a été assistant gérant de portefeuille dans un hedge fund basé à Londres, puis trader pour compte propre, avant de se diriger vers la recherche empirique. Il enseigne désormais l'économie et la gestion à la Louvain School of Management.

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