Dette privée et reprise économique : l’Europe est-elle embourbée ?

Résumé

- En période de crise, les entreprises et les ménages endettés auraient pour priorité de rembourser leur stock de dettes pour renforcer leur solidité financière, ce qui ne favorise pas une reprise rapide de l’économie.

- En Zone Euro, certains pays comme l’Irlande, le Portugal et l’Espagne présentent un fort endettement privé et un fort taux de prêts non productifs. Ainsi, la hausse du taux de créances douteuses couplée à un climat des affaires défavorable incitent les banques à contraindre les possibilités d’octroi de crédit en dépit d’une faible demande.

- La contraction de la demande privée par la boucle rétroaction entretiendrait une atonie de l’activité économique.

- Accumuler de la dette crée un déficit de confiance qui nuit à l’activité économique.

Initiée aux Etats-Unis par l’éclatement d’une bulle immobilière (crise dite « des subprimes ») en 2007, la crise économique qui affecte aujourd’hui l’Europe est une crise de la dette publique. Cependant, le murissement de la crise financière n’a rien à voir avec un problème de finances publiques ; le niveau de dette souveraine a bondi après que la crise soit devenue systémique et systématique (les ratios de dette publique dans les pays de la Zone Euro augmentent seulement à partir du troisième trimestre 2008).

En théorie, l’endettement privé est pro-cyclique, il augmente en période de bulle (investissements, consommation) et se réduit ou stagne en temps de crise. En parallèle, l’endettement public, contra-cyclique, compense en partie la chute de l’investissement privé dans les phases récessives ; la dette publique augmente pour relancer la consommation, l’investissement public et recapitaliser les banques en crise.

Cependant, l’atonie de l’activité que l’Europe traverse actuellement est plus longue, plus profonde, la reprise plus lente. Quelle incidence a le niveau de dette privée sur la durée de la récessionet sa sortie ? L’endettement public est-il le seul responsable d’une reprise faible et difficile ?

1–L’augmentation de l’endettement privé en Europe

Dans les années qui ont suivi la crise économique de 2008, les ratios de dette privée sur PIB ont augmenté en Europe en raison :

- du durcissement des conditions de crédit,

- de l’accumulation rapide de dette privée d’où un besoin de financement par l’extérieur qui a augmenté la vulnérabilité des pays à une contraction des flux entrants de capitaux,

- de l’inefficacité du canal du crédit[1] de la politique monétaire de la BCE : la baisse des taux d’intérêts directeurs de 1,50% à 0,05% entre juillet 2011 et septembre 2014 ne semble pas avoir favorisé un assainissement du bilan des sociétés non-financières en Zone Euro (graphique 1)

- d’une contraction du PIB qui augmente mécaniquement le ratio dette/pib. La croissance économique est étroitement liée à l’évolution de l’endettement privé (voir graphique 1). Ainsi, une atonie de l’activité économique ne favoriserait pas une réduction de l’endettement privé (Graphique 2).

Graphique 1 – Dette des sociétés non-financières en Europe

Sources : OCDE, Macrobond, BSI Economics

Graphique 2 - Croissance de la dette privée du PIB en zone euro

Sources : OCDE, Macrobond, BSI Economics

Graphique 3 - Dette des ménages en Europe

Sources : OCDE, Macrobond, BSI Economics

Graphique 4 - Taux des actifs financiers nets des ménages

Sources : Eurostat, Macrobond, BSI Economics

L’Irlande, l’Espagne et le Portugal présentent notamment une forte dette privée des ménages et des entreprises et qui excède 200% du PIB.

En particulier, la dette des ménages est particulièrement lourde en Irlande, Portugal et aux Pays Bas, où elle dépasse 100% du PIB, ce qui peut affecter la solvabilité des ménages lorsque l’actif est faible (en France, les ménages sont fortement endettés mais l’actif est important, l’actif net ne nuit donc pas à la solvabilité des ménages français, voir graphique 4). Le secteur privé italien est peu endetté en dépit d’un taux de dette publique/pib très élevé. Cela ne signifie pas que les entreprises italiennes se portent bien : 30% de la dette privée étant en détenue par des entreprises dont le revenu avant impôt est inférieur aux intérêts qu’elles doivent payer.

La faiblesse du bilan des entreprises combinée à des forts niveaux d’endettement rend les entreprises européennes réticentes à investir dans de nouveaux projets ; les banques commerciales sont de leur côté réticentes à octroyer des prêtset préfèrent se concentrer sur le recyclage de leurs prêts non productifs.

2 – Premier effet de l’endettement privé : la boucle de rétroaction

La contraction de la demande privée par la boucle rétroaction entretiendrait une atonie de l’activité économique.

Les agents privés endettés sont vulnérables à des chocs soudains sur le prix des actifs ou sur les taux d’intérêt. En effet, dans un contexte de fort endettement privé, une crise peut faire pression sur le bilan des agents, soit en dévaluant le prix de certains actifs (le prix de l’immobilier par exemple), soit en augmentant certains passifs (les taux d’intérêt sur les prêts par exemple). Dans ce cas :

- les ménages ne contractent pas de nouveaux crédits, désépargnent ou font défaut sur leurs prêts pour ne pas réduire trop brutalement leur consommation,

- les entreprises se concentrent sur le renforcement de leur bilan, le désendettement et réduisent leur investissement[2] .

Ce comportement a pour conséquence une baisse de la demande privée, ce qui crée des boucles de rétroaction dans certains secteurs et renforce la crise:

- Les ménages endettés consomment et investissent moins, ce qui réduit la rentabilité des entreprises et le revenu fiscal[3] .

- Les entreprises, face à une baisse de la demande des ménages, réduisent leurs coûts en réduisant les salaires et restructurant leurs investissements ; elles tentent ainsi de maintenir ou augmenter leur marge dont elles se servent pour réduire leur dette. En retour, ce comportement réduit le revenu des ménages et augmente le chômage, ce qui réduit d’autant plus le revenu fiscal du gouvernement.

- Le gouvernement, lui-même soucieux de réduire la dette publique, augmente les recettes fiscales par une hausse d’impôts et réduit les dépenses publiques. Cependant, cette augmentation des impôts pèse sur le revenu disponible des ménages (donc sur leur endettement net et leur capacité à rembourser) et sur la capacité d’investissement des entreprises privées.

- Les banques commerciales, face à une augmentation des prêts douteux de la part des ménages et des entreprises, et à une augmentation des primes de risque sur la dette souveraine obligataire, consolident leurs positions financières en limitant notamment l’accès aux nouveaux crédits par des conditions d’accès plus restrictives[4] . En retour, ce comportement contracte la demande d’investissement.

Graphique 4 – La boucle de rétroaction dette privée / croissance économique

3 – Second effet de l’endettement privé : le déficit de confiance

Accumuler de la dette crée un déficit de confiance qui nuit à l’activité économique.

La hausse du stock de dette privée contribue à augmenter la sensibilité de la solvabilité d’un agent à une éventuelle variation de son revenu ou du taux d’intérêt. En outre, un plus grand stock de dette privée augmente la prime de risque et contribue à un durcissement des conditions d’octroi de crédit par les créanciers. Ces deux effets sont amplifiés par une forte hausse du taux de créances douteuses.

Plusieurs articles académiques ont démontré qu’un volume important de dette privée avait un effet négatif sur l’activité économique qui pouvait être d’autant plus important en période de récession :

- une étude de la BRI[5] sur 18 pays de l’OCDE montre qu’une dette privée au-delà de 90% du PIB pour les sociétés non-financières et au-delà de 85% du PIB pour les ménages contribuerait négativement à la croissance économique.

- un rapport du FMI[6] démontre qu’un stock élevé de dette privée nuirait davantage à la croissance économique qu’un stock élevé de dette publique : un pays avec une forte dette privée et une forte dette publique connaîtrait une chute du PIB et de la consommation des ménages plus brutale, une hausse du chômage plus prononcée et une récession plus longue (cinq ans supplémentaires) qu’un pays avec une forte dette publique mais un faible endettement privé.

Conclusion

Si la crise que l’Europe traverse actuellement est une crise de la dette souveraine, son pendant privé semble être la cause d’un embourbement dans la récession : consommation timide, faible investissement, incertitude du côté des créditeurs et des emprunteurs, politiques monétaires qui peinent à apporter des résultats et politiques d’austérité.

L’Europe doit régler le problème de sa dette privée pour espérer une reprise durable. Cela passerait par un recensement des prêts non-productifs, que les banques ont glissés sous le tapis lors de leur recapitalisation, mais qui restent dans leurs bilans et accroît le risque et l’incertitude à leur égard, empêchant le flux de nouveaux crédits.

Notes:

[1]  Creel, J., P. Hubert et M. Viennot, 2013. “Assessing the interest rate and bank lending channels of ECB monetary policies”, Technical report, Sciences Po Department of Economics.

[2]  Bonhorst F. et M. Arranz, 2014. “Growth and the importance of sequencing debt reductions across sectors”, Chapter 2 in Debt in the Euro Area, IMF Publications.

[3]  Bonhorst F. et M. Arranz, 2014. “Growth and the importance of sequencing debt reductions across sectors”, Chapter 2 in Debt in the Euro Area, IMF Publications.

[4]  Creel, J., P. Hubert et M. Viennot, 2013. “Assessing the interest rate and bank lending channels of ECB monetary policies”, Technical report, Sciences Po Department of Economics.

[5]  Banque des Règlements Internationaux, Cecchetti S.G, M.S. Mohanty et F. Zampolli, 2011. “The real effects of debt”, BIS Working Papers, No. 352, September.

[6]  Bonhorst F. et M. Arranz, 2014. “Growth and the importance of sequencing debt reductions across sectors”, Chapter 2 in Debt in the Euro Area, IMF Publications.

Références:

- Blot, C., J. Creel, P. Hubert et F. Labondance, 2015. “Que peut on attendre de l’assouplissement quantitatif de la BCE”, Revue de l’OFCE, 138(2015)

- Bonhorst F. et M. Arranz, 2014. “Growth and the importance of sequencing debt reductions across sectors”, Chapter 2 in Debt in the Euro Area, IMF Publications.

- Cecchetti S.G, M.S. Mohantyet F. Zampolli, 2011. “The real effects of debt”, BIS Working Papers, No. 352, September.

- Creel, J., P. Hubert et M. Viennot, 2013. “Assessing the interest rate and bank lending channels of ECB monetary policies”, Technical report, Sciences Po Department of Economics

- International Monetary Fund (IMF), 2013.“Fragmentation, the Monetary Transmission Mechanism and the Monetary Policy in the Euro area”, Chapter 1 inEuro Area Policies: Selected issues, Country Report No. 13/232

- International Monetary Fund (IMF), 2012.“Chapter 3: Dealing with household debt”, World Economic Outlook Report, April

- Liu Y. et C.B. Rosenberg, 2013. “Dealing with private debt distress in the wake of the European financial crisis: a review of the economics and legal toolbox”, IMF Working Paper, No. 13/44

Diplômée de l'École Normale Supérieure de Cachan et de l'École d'Économie de Paris, Mathilde Viennot est docteure en économie après une thèse sur les crises financières et le défaut souverain. Chercheure associée au département d'économie de l'Ecole Normale Supérieure, elle a été conseillère au cabinet de Bernard Spitz à la Fédération Française de l'Assurance et est désormais cheffe de projet au département Société et Politiques Sociales de France Stratégie (Services du Premier Ministre). Elle s'y concentre sur les sujets d'inégalités et de protection sociale. 

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