Russie : la chute du pétrole et les sanctions renforcent une crise quasi structurelle

Résumé :

- La chute des prix du pétrole (de 110$/baril à 55$/b, soit une chute de 50% entre avril 2014 et décembre 2014) a pesé sur le niveau des recettes de l’Etat et l’activité des entreprises énergétiques, principaux exportateurs et moteurs de la croissance.

- Toutefois, la situation russe met en exergue deux fragilités majeures, connues depuis plusieurs années : le vieillissement démographique et le manque d’investissement.

- Le contexte économique domestique et les sanctions ont mené à l’effondrement du rouble (-40% en 2014) ce qui pèse sur le financement de l’économie.

- Aujourd’hui les perspectives économiques sont donc très dégradées la stagnation constatée en 2014 (+0,6% de PIB) devrait laisser place à une profonde récession en 2015 (-3,5%).

Dans le cadre du Colloque Risque Pays organisé par COFACE fin janvier 2015, une table ronde s’est tenue afin de mettre en lumière les tensions géopolitiques au regard des fragilités structurelles de l’économie russe. Si les sanctions affectent bien plus les entreprises commerçant avec la Russie que l’économie russe elle-même, il reste que la crise que traverse aujourd’hui le pays relève de certains aspects bien plus classiques qu’il n’y parait.

La Russie, nouveau « Fragile » parmi les pays émergents

Selon Y. Zlotowski, économiste en chef COFACE jusqu’à la fin du mois de février 2015, la Russie a rejoint le club des six « fragiles » composé de l’Indonésie, la Turquie, le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Inde. En effet, les problèmes de l’économie russe sont internes et ont été identifiés depuis plusieurs années déjà :

- un manque d’investissement (nette chute depuis deux ans) : d’une part, ce manque d’investissement provient du secteur public qui n’a pas engagé de politique de grands travaux visant à améliorer la qualité des infrastructures du pays (notamment le réseau de transport, afin de favoriser les échanges). D’autre part, la contribution négative à la croissance de l’investissement privé provient certes, du ralentissement de l’économie domestique et mondial, mais aussi d’un climat des affaires parmi les plus faible au monde (la Russie se classe 136èmeau Corruption Index réalisé par l’agenceTransparency International). En effet, l’instabilité des droits de propriété (l’expropriation est monnaie courante), la lourdeur administrative, la corruption et la pression des autorités sur les entreprises étrangères notamment, sont autant de facteurs dégradant l’environnement des affaires et la facilité à investir.

- une tendance démographique négative (-14 millions de jeunes depuis le début des années 1990), ce qui certes tire les chiffres du chômage vers le bas mais témoigne du manque de main d’œuvre.

Les sanctions frappent principalement les entreprises exportant en Russie

Les sanctions sont moins graves que les difficultés inhérentes à l’appareil économique russe. Selon P. Pegorier, président de l’Association des entreprises européennes (AEB) en Russie, les trois quarts de la baisse du PIB en Russie en 2014 sont imputables à la chute des prix du pétrole, le reste de l’ajustement portant sur la contraction de l’investissement. La récession russe est donc exogène aux sanctions. On comprend donc mieux pourquoi seul le Kremlin peut aider à sortir de cette crise économique. Le besoin de réformer devient urgent, notamment en ce qui concerne l’investissement. Il est nécessaire de moderniser les infrastructures, non pas à coup d’investissements massifs liés à de grands évènements (comme ce fût le cas pour les J.O. d’hiver, la Coupe du Monde en 2018…), mais dans une démarche durable.

Par ailleurs, les sanctions pourraient pousser à un tropisme oriental des exportations vers la Chine et l’Inde. Toutefois, cette diversification des débouchés et le renforcement des relations économiques bilatérales entre la Chine et la Russie sont relativement faibles au regard du poids prédominant de l’Union Européenne (UE). L’UE représente toujours 75% des IDE entrants en Russie. De fait, parmi les acteurs privés, les entreprises européennes qui exportent en Russie sont les plus touchées par les sanctions économiques. On estime entre 500 000 et 1 million le nombre d’emplois qui dépendent de l’activité en Russie en UE. A titre d’exemple, les industriels allemands (machines, voitures, électronique) sont fortement impactés par le ralentissement russe, les sanctions n’étant qu’une difficulté supplémentaire pour eux. On note donc un regain d’intérêt pour l’implantation de sites de production sur le territoire russe (d’autant plus dans un contexte de rouble très faible). A ce jour, très peu de multinationales présentes en Russie sont parties, mais plusieurs d’entre elles tirent la sonnette d’alarme (notamment Danone tout récemment). En outre, la mise en place de l’Union douanière avec la Biélorussie et le Kazakhstan (qui était au cœur du déclenchement de la guerre en 2013, lorsque la Russie avait proposé son aide financière à l’Ukraine, conditionnée à l’intégration dans l’Union douanière) ne remplacera certes jamais l’UE pour ses débouchés, mais pourrait élargir le marché de consommation pour les entreprises qui sont déjà présentes en Russie. D’un point de vue microéconomique, il s’agit d’une bonne nouvelle pour les industriels, mais d’un point de vue macroéconomique l’impact est quasi nul.

Le principal perdant suite à ces sanctions reste l’Ukraine dont l’industrie est principalement exposée au marché russe. Dès lors qu’il subsiste un point d’interrogation sur 20% de son PIB, le pays ne peut entamer les réformes structurelles envisagées et attirer à nouveau les investisseurs (cf. propos de C. Lagarde dans Le Monde du 27/01/2015).

Concernant l’approvisionnement russe en gaz, la question relève du dilemme du prisonnier. Les deux partie, l’UE et la Russie, ont tout intérêt à l’entente, la première pour des raisons évidentes de prix du gaz russe particulièrement attractif, la seconde dans l’optique d’assurer un niveau de recettes budgétaires nécessaire et suffisant. C’est d’ailleurs pour ces raisons que l’Europe continue à importer son gaz de Russie. Si la Russie a récemment annoncé l’abandon de la construction du gazoduc South Stream (il s’agissait d’ouvrir un nouveau canal d’approvisionnement en gaz pour l’UE, par la mer Noire), le regain de compétitivité du gaz LNG, grâce aux schistes, doit permettre à l’UE de diversifier ses sources d’approvisionnement et réduire la dépendance énergétique de certains pays (100% du gaz importé en Finlande est russe, 40% en Allemagne…).

Le contexte financier est un autre pilier important dans cette crise

Sujet peu évoqué pendant la conférence, les banques font face à d’importantes difficultés de financement sur les marchés de capitaux internationaux. L’effondrement du rouble par rapport à l’euro et au dollar (cf. graphique), respectivement de 36% et 47% entre février 2014 et février 2015, va fortement peser sur le financement des acteurs privés (banques et sociétés non financières) au cours des prochains trimestres et ce, d’autant plus depuis la dégradation de la notation souveraine de la Russie en « Non Investment Grade » (S&P, 26/01/2015).

Les diverses actions de la Banque Centrale russe (hausse des taux directeurs le 16/12/2014 de 10,5% à 17%, achat massif de roubles afin de soutenir son cours) n’ont pas suffi à endiguer la chute de la monnaie nationale. Ainsi, entre novembre et décembre 2014, les réserves en devises de la BC ont chuté de de 130 Mds $, pour atteindre 380 Mds $. La chute de la monnaie jumelée à l’aversion au risque russe de la part des investisseurs internationaux (notamment depuis l’instauration des sanctions financières) ont considérablement tendu les taux d’emprunts sur les marchés. De fait, si l’Etat ne fait face à aucun problème de liquidité ou de solvabilité (dette publique à 16% du PIB), le niveau élevé des besoins de financement à court terme des entreprises financières et non financières pourrait poser problème dès 2015. En outre, malgré la récente baisse des taux directeurs (décision de la BC datée du 30/01/2015), le niveau des taux directeurs va mécaniquement peser sur l’activité alors même que la conjoncture est extrêmement dégradée dans le pays.

Références:

- BSI Economics, 2015, « Derrière la morosité ambiante se cache la reprise », Compte rendu officiel du Colloque Risque Pays Coface 2015, BSI Economics et Coface Group.

- BSI Economics, 2015, « 2015 : une année noire pour le pétrole ! », BSI Economics

- Julien Moussavi, 2014, « Crise russo-ukrainienne : le malheur des uns fait-il le bonheur des autres ? », BSI Economics.

- Stanislas de Bazelaire, 2014, « Sanctions contre les banques d'Etat russes: vers une crise de liquidité? », BSI Economics.

 

Diplômé de l'Université Paris Dauphine en Diagnostic Economique, Jordan Allouche a travaillé comme économiste dans un cabinet de gestion d’actifs, puis au sein de la Direction Générale du Trésor. Il occupe aujourd’hui un poste d’analyste des risques financiers et de crédit au sein d’un fonds de pension. Ses centres d'intérêts portent sur l'évaluation du risque souverain et ses implications en termes d'allocation d'actifs. Jordan Allouche est membre du comité éditorial de BSI Economics.

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