☆☆ L’ "hétérogénéité inobservée", l’une des principales limites des études empiriques. De quoi parle-t-on ?

L’hétérogénéité inobservée a longtemps été et continue parfois d’être l’un des problèmes centraux de l’économétrie, et donc par prolongement de toute théorie économique s’appuyant sur des travaux statistiques. Pour certaines théories économiques (voir plus loin), les questions d’hétérogénéité inobservée ont été clairement le problème numéro 1 soulignés par leurs opposants ou par les plus sceptiques, nourrissant ainsi de nombreux articles de recherche. De quoi parle-t-on ?

L’intuition

Il arrive souvent, lors d’une discussion de café par exemple, ou même souvent lors de débats télévisés, d’entendre des affirmations présentées de manière péremptoires, avec à l’appui des arguments du type « regardez depuis que l’on a eu telle chose x il s’est passé telle chose y ». Le locuteur argumente alors souvent dans le sens d’un lien de causalité : l’événement y est dû à l’événement x. Par exemple les mauvaises performances économiques dans un certain pays (y) seraient dues à la réforme économique entreprise dans le même temps (x), ou à l’arrivée d’un nouveau parti au gouvernement. Un graphique montrant que les deux événements sont corrélés apportera alors un élément de preuve « convaincant » en apparence.

En apparence seulement. Partons d’un exemple très simple qui a l’inconvénient d’être politique mais l’avantage d’être très parlant. En 2007, Nicolas Sarkozy arrive au pouvoir en France. En 2008 et 2009, le PIB chute brutalement. Corrélation donc… Est-ce que la chute du PIB (y) est due à l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir en France en 2007 (x) ? Un ermite sortant de son habitat en 2009 sera tenté par cette conclusion en apprenant les faits. Or il lui échappera un facteur fondamental z qu’il n’a pas observé: le déclenchement de la crise mondiale suite à la crise des subprimes. Si certains pourront objecter que le nouveau président a eu une part de responsabilité (là n’est pas le débat ici), la majorité de la chute de notre PIB pendant cette période peut-être attribuée à ce seul tierce facteur (z) : la crise économique mondiale. Dès lors que l’on a ce facteur z en tête et qu’il ne reste ainsi pas « inobservé », on y voit plus clair sur les raisons majeures de la chute du PIB en France en 2008, et on évite ainsi les conclusions trop rapides.

Généralisation aux études économiques

Comment à partir de cet exemple très simple (voir simplet) généraliser dans le cadre des études économiques ? Supposons que l’on s’intéresse aux effets de l’indépendance des banques centrales (x) sur l’inflation d’un pays (y). L’idée généralement répandue à ce sujet est que plus une banque centrale est indépendante dans un pays (x) moins l’inflation (y) y sera élevée. Pourquoi ? Car en théorie, plus une banque centrale est indépendante, moins elle sera réceptive aux volontés du gouvernement [0]. Si ce dernier, comme souvent à l’approche d’échéances électorales, souhaite voir la banque centrale mettre de côté son objectif d’inflation pour relancer la demande à court terme via une politique monétaire expansionniste, une banque centrale légalement indépendante aura plus de moyens pour dire non qu’une banque centrale clairement sous la tutelle de l’Etat. Pour tester cette théorie les économistes ont eu recours à l’économétrie.

Les premières études empiriques sur ce sujet sont ce que l’on appelle des études en cross-section: pour chaque pays une donnée est construite en prenant les moyennes d’inflation et du niveau d’indépendance de la banque centrale sur plusieurs années[1] , et l’on teste ensuite si les variations du niveau d’indépendance entre les pays sont corrélées aux variations d’inflation entre pays. Ces premières études montrent clairement une corrélation négative entre l’indépendance des banques centrales et l’inflation sur de longues périodes (voir Alesina et Summers (1993) eg).

Or certains chercheurs ont soulignés l’existence d’un possible problème d’hétérogénéité inobservée dans cette méthode. Ce lien entre l’indépendance et l’inflation peut en effet tout simplement être dû à un tierce facteur z: la culture et les traditions du pays. Par exemple, dans un pays comme l’Allemagne qui a vécu l’hyperinflation dans les années 20 la population attachera une importance particulière à l’inflation, conduisant les autorités publiques à séparer clairement la banque centrale du gouvernement. Dans un pays comme les Etats-Unis qui n’a pas eu ce problème, la population attachera moins d’importance à l’inflation et les autorités publiques auront moins d’incitations à séparer la banque centrale du gouvernement. Dans les données on verra donc l’inflation (y) varier en même temps que le niveau d’indépendance de la banque centrale (x), alors que la raison initiale n’est pas le niveau d’indépendance mais la culture du pays vis-à-vis de l’inflation (z) ! Les intérêts des agents économiques plutôt que les institutions économiques en d'autres termes.

Le problème d’hétérogénéité inobservée a occupé (et continue même parfois d’occuper) une grande partie du débat indépendance/inflation dans les années 90 (voir notamment les travaux de Posen référencés ci-dessous et Hayo (1998) ).

Ainsi, dès lors que l’on suppose l’existence d’une relation entre deux variables x et y, il faut toujours vérifier que la relation n’est pas due à un tierce facteur z qui serait fortement corrélé à x. Si c’est le cas, on se trouvera de fait face à un problème d’hétérogénéité inobservée. Ce problème pourra être résolu par l’économiste simplement par l’ajout d’une variable de contrôle dans son modèle (voir l’éclairage ici à ce sujet). Ceci bien sûr lorsqu’il est possible de trouver une variable correspondant au facteur z inobservé, ce qui peut parfois être difficile (quelle donnée prendre pour la culture dans notre précédent exemple ?) et reste souvent le principal problème dans les études économiques.

Julien P.

Notes

[0] D'autres arguments existent, nous gardons ici le principal pour simplifier. Voir nos références pour plus d'informations.

[1] en général l’indépendance ne bouge pas ou très peu dans le temps, ce qui limite l’utilisation des variations temporelles et justifie le recours à une moyenne

Références complémentaires

Vidéo très pédagogique d'HEC Lausanne sur Youtube: https://www.youtube.com/watch?v=dLuTjoYmfXs

Alesina, Alberto & Summers, Lawrence H, 1993. "Central Bank Independence and Macroeconomic Performance: Some Comparative Evidence," Journal of Money, Credit and Banking, Blackwell Publishing, vol. 25(2), pages 151-62, May.

Hayo, B. 1998, Inflation Culture, Central Bank Independence and Price Stability, European Journal of Political Economy, 14, 241-263.

Posen, A., 1993, Why Central Bank Independence Does Not Cause Low Inflation: There Is No Institutional Fix for Politics, in: O'Brien, R. (ed.), Finance and the International Economy 7 (Oxford: Oxford University Press)

Posen, A.S., 1995, Declarations Are Not Enough: Financial Sector Sources of Central Bank Independence, in: Bernanke, B. and J. Rotemberg (eds.), NBER Macroeconomics Annual 1995 (Cambridge MA: MIT Press)

Posen, A.S., 1998, Central Bank Independence and Disinflationary Credibility: A Missing Link?, Oxford Economic Papers, 50, 335-359.

BSI Economics est un think tank de réflexion sur l'économie et la finance, créé en 2012, qui contribue à ouvrir et améliorer les débats en mettant au service des décideurs et des citoyens des réflexions indépendantes sur les nouvelles tendances économiques et financières.

BSI Economics met ses contributions multithématiques au service du débat public en sollicitant un réseau diversifié de collaborateurs composé de banquiers centraux, de régulateurs, de conjoncturistes, de chercheurs, de spécialistes sectoriels et de stratégistes en économie.

Dans la même catégorie :

Standard Post with Image

Copie de BSI Talks : Jérôme Powell à la tête de la FED VIDEO

Standard Post with Image

Le capital des banques centrales : comment est-il déterminé ? (Note)

Standard Post with Image

BSI Talks : Jérôme Powell à la tête de la FED VIDEO

Standard Post with Image

BSI Talks : Richard Thaler VIDEO