Sécurisation foncière et développement agricole en Afrique subsaharienne

Résumé

-En Afrique Subsaharienne, l’Etat a fait de la réforme foncière un outil privilégié pour promouvoir le développement agricole et rural.

-La formalisation des droits de propriété sur les terres agricoles est censée accroitre la sécurité foncière des agents et permettre une hausse de l’investissement et de la productivité agricole.

-Les travaux empiriques sur les liens entre sécurité foncière et investissement/productivité agricole aboutissent néanmoins à des résultats souvent mitigés.

-La réforme foncière est cependant la cause dans bien des pays d’une augmentation des conflits fonciers en alimentant le flou qui persiste sur les droits fonciers des agents.

Dans un contexte de croissance rapide de la population et de dégradation croissante des terres agricoles, les questions relatives à l’augmentation de la productivité agricole (tout en conservant l’environnement) sont plus que jamais d’actualité pour nombre de pays d’Afrique Subsaharienne (ASS). Depuis plusieurs décennies, et plus particulièrement au cours des années 1980-1990 avec la mise en œuvre des politiques d’ajustement structurels, les gouvernements des pays africains avec l’assistance des bailleurs de fonds internationaux, ont fait de la réforme foncière l’outil principal de promotion de la sécurité foncière et du développement agricole dans son ensemble.

La sécurité foncière, assimilée aux droits de propriété privée et induite par la réforme foncière, est censée influencer les investissements indispensables à l’augmentation de la productivité agricole et au développement agricole dans son ensemble. Cependant, si de nombreux travaux existent sur les relations entre réforme foncière, sécurité foncière, investissement et productivité agricole dans les pays d’ASS, la littérature est loin d’être unanime quant à l’impact positif des réformes foncières et des droits de propriété privée en général sur le développement agricole. Au vue des coûts directs (notamment financiers) et indirects (conflits fonciers, etc.) de ce type d’opérations d’une part, et des enjeux multiples de l’agriculture africaine d’autre part, la nécessité de mener des réformes foncières pour promouvoir le développement agricole est une question pertinente pour les pays d’ASS.

La sécurité foncière : un concept flou

Si un consensus existe pour définir la sécurité foncière en termes de perception qu’ont les agents du degré de « sécurité » des droits qu’ils détiennent sur une parcelle de terre, un flou persiste néanmoins sur le contenu des droits censés conférer assez de sécurité aux agents pour que ceux-ci investissent, par exemple. Dans le contexte africain, la coexistence d’un système foncier traditionnel et d’un cadre légal formel, encadrant les relations foncières, alimente ce flou. En effet, il convient de souligner que le concept de sécurité foncière est souvent associé à celui de propriété privée, considérant de fait les droits d’usage de la terre et/ou des ressources qu’elles portent (les arbres par exemple) comme non sécurisés. Compte tenu de l’importance de ces droits dans nombre de pays africains, cette définition de la sécurité foncière et les recommandations, issues des travaux qui l’adoptent, participent à déconnecter le cadre formel encadrant les arrangements fonciers de la réalité dans les pays africains (voir Lavigne Delville et al., 2001).

En outre, au-delà de la définition de la sécurité foncière, différentes mesures sont utilisées dans les travaux estimant l’impact de la sécurité foncière sur l’investissement agricole/la productivité agricole. La mesure plus utilisée restant néanmoins la possession d’un titre foncier censé représenter le degré de sécurité le plus élevé.

A travers une revue de la littérature empirique, Arnot et al. (2011) mettent en lumière les différences qui existent entre la manière de définir la sécurité foncière et celle de la mesurer. Ils attribuent ces variations au manque d’informations sur des mesures préférables de la sécurité foncière. D’autre part, les auteurs insistent largement sur les difficultés à mesurer « correctement » la sécurité foncière, et les confusions que celles-ci peuvent soulever en termes d’appréciation des effets de la sécurité foncière. Ainsi, Fenske (2010) analyse plusieurs études sur la sécurité foncière dans des pays d’Afrique de l’ouest, et conclut que selon la mesure retenue, la probabilité de trouver une relation significative entre sécurité foncière et investissement est significativement différente.

Impact de la « sécurité foncière » sur l’investissement et la productivité agricole

La théorie évolutionniste des droits fonciers (ETLR) (voir Platteau, 1996) constitue le modèle théorique de référence pour l’étude de l’évolution des systèmes fonciers et de ses implications. S’appuyant notamment sur les contributions de Boserup (1965), sur l’évolution des systèmes agraires dans les sociétés préindustrielles, mais également sur celles de l’école des droits de propriété (voir Demsetz, 1967), l’ETLR souligne l’existence d’un lien de cause à effet entre la propriété privée et l’investissement agricole. Sous l’influence de la pression démographique et du marché, on assisterait à une évolution spontanée du régime foncier en faveur d’un système garantissant une sécurité foncière accrue, et au terme du processus, la propriété privée. Cette dernière, est censée représenter le mode de régulation foncière le plus efficace car propice à l’intensification agricole. Cela dans la mesure où les exploitants sont incités à investir, car sûrs de pouvoir bénéficier des rendements de leurs investissements.

L’Etat peut également jouer un rôle actif dans l’évolution vers un régime de propriété privée, à travers la mise en place de procédures d’enregistrement ou de délivrances de titres de propriété. Cette intervention de l’Etat est jugée nécessaire pour pallier l’affaiblissement des structures coutumières de gestion du foncier, dû à l’augmentation de la pression démographique, et répondre ainsi à la demande de plus en plus forte des exploitants pour des titres de propriété. Faisant suite à cette intervention, la théorie anticipe la création d’un marché foncier avec une réallocation des terres en faveur des exploitants dynamiques ainsi que le développement d’un marché du crédit ; ce qui est d’autant plus bénéfique à l’investissement (Platteau, 1996). Implicitement, la propriété privée est considérée comme la sécurité foncière idéale, car efficace économiquement face à l’augmentation de la pression démographique et au développement du marché (Lavigne Delville, 1998).

Cette vision est à la base de nombreuses réformes foncières en Afrique subsaharienne, notamment les réformes menées dans les années 90 dans les pays sahéliens (Lund, 2000). Ces réformes, qui s’inscrivent dans un contexte général d’ajustement structurel, prônent la privatisation des terres, censée entrainer la sécurité foncière et l’intensification agricole.Ces promoteurs y voient également une solution aux conflits fonciers qui accompagnent la compétition grandissante pour les terres et qui seraient une affirmation de l’inefficacité des systèmes fonciers coutumiers. Néanmoins, il faut souligner que la littérature empirique est plutôt divisée quant à l’impact de la sécurité foncière, et plus particulièrement la détention de titres fonciers individuels, sur l’investissement agricole dans le contexte africain (voir par exemple, Besley, 1995 ; Holden et Yohannes, 2002 ; Kabubo-Mariara, 2007). Ces résultats mitigés pourraient notamment s’expliquer par l’existence d’une relation inverse entre sécurité foncière et investissement agricole (voir par exemple Besley, 1995 ; Quisumbing et al., 2001 ; Brasselle et al., 2002).

En outre, plusieurs travaux ont mis en lumière l’impact important d’autres facteurs sur l’investissement et la productivité agricole. En effet, comme le souligne Lavigne Delville (1998), la sécurité foncière est souvent présentée, de manière réductrice, comme le principal, sinon le seul facteur conditionnant l’intensification agricole et par conséquent le développement agricole. Le rôle de facteurs importants tels que les politiques d’accès au crédit ou d’accès aux infrastructures routières, est souvent sous-estimé. De fait, une étude souvent citée de Migot-Adholla et alii (1991) sur plusieurs pays africains (Ghana, Kenya et Rwanda) suggère que des facteurs tels que le manque d’infrastructures rurales sont plus contraignants pour l’intensification agricole et l’adoption de nouvelles technologies. L’étude de Ouédraogo et al. (1997) sur le Burkina Faso conclut à une absence d’impact des droits de propriété sur la productivité agricole ; et suggère que cette dernière dépendrait principalement de la fertilité naturelle des sols et des conditions climatiques.

Les réformes foncières : principal levier du développement agricole et rural ?

La propriété privée/les titres fonciers constitue-t-elle le degré de sécurité foncière idéal ? Face aux résultats des études empiriques dans le contexte africain, est-il nécessaire et urgent de recourir à un instrument aussi couteux que la réforme foncière pour promouvoir le développement agricole ?

Si les études empiriques font état d’une évolution des systèmes fonciers traditionnels dans le sens prédit par l’ETLR dans plusieurs zones du continent, la plupart des effets anticipés par la théorie n’ont pas été confirmés dans la réalité (Platteau, 1996). C’est le cas notamment de la formalisation des droits fonciers qui n’a pas réussi à accroitre la sécurité foncière des exploitants, ni à promouvoir l’émergence de véritables marchés fonciers et de marché du crédit[1] . Sur ce point crucial que représente l’accès au crédit, plusieurs études mettent notamment en avant l’importance du côté « offre de crédit ». Plus précisément, même avec un titre foncier, la terre ne constitue pas de garantie sûre pour les prêteurs dans les pays d’Afrique subsaharienne, dans la mesure où, pour plusieurs raisons[2] , elle ne peut être saisie et/ou vendue dans la pratique (Pinckney et Kimuyu, 1994).

En outre, selon plusieurs auteurs, l’intervention de l’Etat aurait souvent pour conséquence d’accentuer le flou juridique autour de la question foncière. Lavigne Delville (2002) rend les interventions répétées de l’Etat responsables d’avoir contribué à accroitre la pluralité des normes foncières remontant à la période coloniale, et l’interpénétration entre « normes coutumières » et normes « étatiques »; accentuant de fait l’insécurité foncière, l’incertitude et les conflits (Lund, 2000). Nombre de travaux dans les pays africains mettent également en lumière les relations clientélistes et la corruption au sein des institutions publiques, qui peuvent être source de conflits et d’insécurité foncière même pour les personnes disposant d’un titre foncier[3] . Platteau (1996) attire l’attention notamment sur l’action des élites, qui manipulent le processus d’attribution des droits fonciers à leur avantage.

Conclusion

Face à ce constat, et alors même que les réformes foncières visant à promouvoir la propriété privée se multiplient, un nombre croissant de travaux prônent une évolution des réformes foncières actuelles, notamment vers des politiques agricoles plus globales (voir par exemple Jayne et al., 2003 ; Lavigne Delville et Merlet, 2004) . De fait, afin de promouvoir le développement agricole et rural des pays d’Afrique subsaharienne, il devient urgent, d’une part, d’adapter les politiques foncières aux contextes locaux, à travers notamment la reconnaissance des institutions coutumières. Et d’autre part, il conviendrait d’associer ses politiques foncières à des politiques économiques et des dispositifs d’appui à l’agriculture familiale, ce qui permettrait à cette dernière de se développer et de se moderniser.

Notes:

[1] (1) Sur l’impact de la possession d’un titre foncier et le recours au crédit formel, voir notamment l’étude déjà citée de Migot-Adhola et alii (1991). Les auteurs ne trouvent aucune relation significative entre le pourcentage de ménages recevant un crédit formel et la proportion de terres détenues avec des droits de transfert complets.

(2) La résistance populaire ou encore le statut de l’emprunteur (relations avec des hommes politiques, etc.), la défaillance du système judiciaire, etc. sont des causes souvent citées pour expliquer l’incapacité des prêteurs à pouvoir saisir et vendre des terres dans les pays africains (Platteau, 1998).

(3) Voir par exemple Bassett and Crummey, 1993 ; Chauveau et Lavigne Delville, 2002.

Références

Arnot, C.D., Luckert, M.K.et Boxall, P.C., 2011, “What is tenure security? Conceptual Implications for empirical analysis”, Land Economics, Vol. 87, N°2, pp. 297-311.

Bassett, T. et Crummey, D., 1993, Land in African Agrarian Systems, University of Wisconsin Press, Madison.

Besley, T., 1995, “Property Rights and Investment Incentives; Theory and Evidence from Ghana”, Journal of Political Economy, Vol. 103, N°5, pp. 903-37.

Bosrup, E., 1970, Évolution agraire et pression démographique, Paris, Flammarion.

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Chauveau, J.P. et Lavigne-Delville, Ph.,2002, “Quelles politiques foncières intermédiaires en Afrique rurale francophone”, In Lévy, M. (dir.), Comment réduire pauvreté et inégalités : pour une méthodologie des politiques publiques, Paris, Karthala, pp. 211-239.

Demsetz, H., 1967, “Toward a Theory of Property Rights”, American Economic Review, Vol 57, N°2, pp.347-59.

Fenske, J., 2010, “Land tenure and investment incentives: Evidence from West Africa”, Journal of development economics, Vol. 95, pp. 137-156.

Holden, S. et Yohannes, H., 2002, “Land Redistribution, Tenure Insecurity, and Intensity of Production: A Study of Farm Households in Southern Ethiopia”, Land Economics, Vol. 78 , N°4, pp. 573- 90.

Jayne, T.S., Yamano, T., Weber, M. T., Tschirley,D., Benfica, R., Chapoto,A. Zulu, B., 2003, “Smallholder income and land distribution in Africa: implications for poverty reduction strategies”, Food Policy, Vol. 28, N°3, pp 253-275.

Kabubo-Mariara, J., 2007, “Land Conservation and Tenure Security in Kenya: Boserup's Hypothesis Revisited”, Ecological Economics, Vol. 64, N°1, pp. 25- 35.

Lavigne Delville Ph. (dir.), 1998, Quelles politiques foncières en Afrique noire rurale? Réconcilier pratiques, légitimité et légalité, Paris, Karthala/Coopération française.

Lavigne Delville, Ph. et Merlet, M., 2004, “Un contrat social pour les politiques foncières”, POUR, N°184.

Lund, C., 2000,“Régimes fonciers en Afrique : Remise en cause des hypothèses de base”, Institut international pour l’environnement et le développement, N° 100.

Migot-Adholla, S.E., Hazell, P., Blarel, B., Place, F., 1991. “Indigenous land right systems in sub-Saharan Africa: a constraint on productivity?”, The World Bank Economic Review, Vol. 5, N°1, pp. 155–175.

Ouédraogo, R.S., Sawadogo, J.P., Stamm, V. et Thiombiano, T., “Tenure, agricultural practices and land productivity in Burkina Faso : Some recent results”, Land Use Policy, 1996, Vol. 13, N°3, pp. 229-239.

Pinckney, C., Kimuyu, P.K., 1994, “Land tenure reform in East Africa: good, bad or unimportant?”, Journal of African Economies, Vol. 3, N°1, pp. 1–28.

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Platteau, J.P., 1998, “Droits fonciers, enregistrement des terres et accès au crédit”, In Lavigne Delville Ph. (dir.), Quelles politiques foncières en Afrique noire rurale ? Réconcilier pratiques, légitimité et légalité, Paris, Karthala/Coopération française, pp. 293-301.

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Diplômée de la Frankfurt School of Finance and Management et de l’Université de Caen Basse Normandie en Finance, Estelle Koussoubé prépare actuellement un doctorat en Economie du développement à l’Université Paris Dauphine. Ces centres d’intérêt scientifiques portent particulièrement sur l’économie institutionnelle, l’économie agricole, et l’économie du bien être, avec comme principal terrain les pays d’Afrique subsaharienne. Estelle Koussoubé est par ailleurs Assistante de recherche et d’enseignement à l’Université Paris-Dauphine.

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