Mesurer le risque systémique : art divinatoire ou rigueur scientifique ?

DISCLAIMER: la personne s’exprime à titre personnel et ne représente aucunement l’institution qui l’emploie.

Résumé :

- L’interaction et l’interconnexion d’entités financière individuellement solides est source de fragilités nouvelles, ce qui nécessitent une gestion plus globale des risques.

- Le risque systémique est cependant une notion très difficile à cerner, ce qui rend sa mesure d’autant plus ardue qu’il n’existe aucun point de comparaison.

- Plutôt que de chercher à quantifier ce nouveau risque et prévoir sa matérialisation, l’objectif, certes moins ambitieux, consiste à identifier les vulnérabilités pour pouvoir ensuite les gérer en temps réel grâce à des instruments macro-prudentiels qui, pour la plupart, sont encore à finaliser.

Le Conseil de Stabilité Financière (FSB) s’apprête à publier la liste révisée des G-SIBs (« Global-Systemically Important Banks »), c’est-à-dire le classement des banques pouvant mettre en danger la stabilité de l’économie mondiale, ce qui donne l’occasion d’une analyse critique de l’approche utilisée pour mesurer ce risque dit « systémique ». La Grande Récession de 2007 a en effet été l’occasion d’une prise de conscience des limites des régulations bancaires centrées sur le comportement d’institutions isolées ; l’interaction et l’interconnexion d’entités individuellement solides est source de fragilités  nouvelles qui nécessitent une analyse plus globale des risques, sans quoi il est illusoire d’espérer comprendre les crises que l’on observe actuellement.

Pour reprendre les termes du prix Nobel 1973 Wassily Léontieff, « comme le tissu avant la coupe, les faits observés n’ont pas de forme avant leur analyse ». Mais quelle analyse ? Le présent article offre une grille de lecture à garder à l’esprit afin de mieux appréhender le risque systémique.

Politique macro-prudentielle et risque systémique, pile ou face ?

Le vaste chantier de la réforme des supervisions bancaires et financières vise à compléter la régulation micro-prudentielle traditionnelle, c’est-à dire centrée sur les risques individuels, par une analyse macro-prudentielle prenant en compte les risques dans leur globalité, c’est-à-dire centré sur le risque systémique. En effet, l’objet premier des nouvelles politiques macro-prudentielles est ainsi d’éviter, dans la mesure du possible, les crises mettant en jeu la stabilité du système financier, i.e. la capacité des banques à financer l’économie, et qui auraient, de par leur envergure, un coût macroéconomique réel non négligeable (figure 1).

Figure 1 : définition d’une crise systémique

Dans cette perspective, les deux objectifs principaux de la politique macro-prudentielle (CGFS, 2010) sont (i) décourager les prises de risque individuelles qui font supporter une externalité négative aux autres acteurs financiers et (ii) limiter la sous-évaluation des risques individuels dans les phases d’expansion –un phénomène connu sous le nom de « paradoxe de la tranquillité » (Minsky, 1970). La politique macro-prudentielle est donc la politique qui vise à limiter les risques qui pèsent sur le système financier dans son ensemble sans être internalisés par les individus qui le compose. Politique macro-prudentielle et risque systémique sont donc deux notions intimement liées, les mesures du risque (e.g. Bisias et al., 2012) devant permettre la mise en  place d’outils soigneusement calibrés.

Toutefois, la quête d’une mesure du risque systémique est une route semée d’embûches ; certaines fausses-routes sont ici exposées (pour davantage de détails voir partie 5 et Annexe D Bennani et al., 2013).

Quelles dimensions du risque systémique ?

Le risque systémique peut se définir (cf article précédant ici) comme « le risque que l’instabilité financière devienne telle qu’elle empêche le bon fonctionnement du système financier au point d’impacter négativement la croissance et le bien-être » (ECB, 2010, p.138). Plus précisément, le risque systémique serait donc le reflet :

  1. Des expositions communes aux principaux facteurs de risque (également appelé risque systématique);
  2. Des contributions à la montée du risque systémique;
  3. De la contagion liée à l’interconnexion entre les institutions financières.

Les différents aspects du risque systémique peuvent s’articuler autour de deux dimensions principales, (i) la stabilité du système en coupe à chaque période, que le choc soit endogène (systémique au sens restrictif) ou exogène (systématique) et (ii) la stabilité du système au cours du temps, c’est-à-dire l’amplification éventuelle du choc initial (pro-cyclicité). Dès lors, la résilience du système peut être mise à mal par un petit choc initial amplifié et transmis à l’ensemble des institutions ; mesurer un tel risque de système pose le défi suivant : proposer une approche globale des risques, lesquels doivent faire l’objet d’une investigation la plus granulaire possible.

Quel « système » ?

L’analyse du risque systémique suppose de définir ce que l’on entend par « système ». Il est composé d’un ensemble d’institutions, non nécessairement exclusivement bancaires, réparties sur une zone géographique pertinente. Le système en question est comparable à un portefeuille d’actifs dont on analyserait la performance croisée. Une difficulté émerge : toute mesure de risque systémique est dépendante de l’échantillon sélectionné puisqu’il s’agit d’en étudier les interactions, d’où une comparabilité difficile des résultats.

Quel type de données ?

L’opposition se fait d’une part entre les données de marché et les données bilancielles; si la valorisation au prix de marché permet d’utiliser de longues séries temporelles avec une fréquence élevée, cela suppose que le marché capture fidèlement le risque systémique et lui associe un prix, alors même que le risque systémique est par définition une externalité, c’est-à-dire un évènement ayant un impact significatif sur les comportements d’autrui mais ne donnant pas lieu à compensation financière, autrement dit sans que le prix ne soit internalisé.

Inversement, l’usage de données de bilan ou d’agrégats macroéconomiques avec une fréquence plus faible devrait permettre de mieux suivre l’évolution du risque systémique dans sa dimension temporelle. Néanmoins les données de bilan ne sont pas toujours comparables, par exemple à cause des différences de traitement des positions sur les produits dérivés entre les normes comptables IFRS appliquées en Europe et la norme GAAP utilisée aux USA ; peut-on ainsi raisonnablement croire que les banques Européennes utilisent un effet de levier 2 à 3 fois plus important que les banques Américaines ? [1]

Par ailleurs, comment comparer les données de bilan ou les agrégats macroéconomiques avec d’autres données disponibles à une fréquence plus élevée? D’une part interpoler permet d’obtenir des séries lisses dans le temps mais impute à la période en cours des données non encore observées, connues seulement en fin de période, ce qui revient à faussement introduire du caractère prédictif à la mesure. D’autre part utiliser les prédictions macroéconomiques pour compléter les séries avec le dernier point peut sembler attractif, mais le comportement du dernier point est crucial afin de déterminer une tendance ; par exemple s’intéresser a l’écart entre la quantité offerte de crédit et sa tendance de long terme peut être parfois entièrement expliquée par les révisions ultérieures des statistiques nationales.

Plus généralement, la plupart des analyses sont limitées par l’utilisation de données publiques, en l’absence de centralisation ou d’accès aux données règlementaires. Plusieurs initiatives des autorités de supervision visent ainsi à mieux collecter les données et les rendre disponibles à l’échelon pertinent (notamment le « G-20 Data Gaps Initiative » menée par le Conseil de Stabilité Financière).

Quels “matériaux de construction” ?

Corrélation, co-mouvement ou probabilités conditionnelles ne sont pas synonymes de causalité ! Le raccourci est parfois tentant, mais suppose de forts à priori sur les explications possibles. Par exemple, les mesures de probabilités conditionnelles de défaut peuvent tout à fait augmenter si la fréquence anticipée d’occurrence de l’évènement conditionnant diminue [2] , ce qui peut être tout à la fois le reflet d’une augmentation du risque extrême ou d’une diminution des chances de réalisation d’un scénario extrême.

Afin de passer à une analyse en terme de relations causales, il est souvent nécessaire d’imposer plus de structure en utilisant des hypothèses paramétriques plus difficilement justifiables visant à modéliser le processus sous-jacent, et pas seulement le co-mouvement de variables observées. Par exemple les approches multi-agents ou analyses comportementales font l’hypothèse d’une règle de décision d’une banque concernant l’évolution de son bilan pour pouvoir identifier le canal de transmission et les réactions en chaine sur d’autres institutions financières.

Comment vérifier les résultats ?

Tout analyste souhaiterait idéalement confirmer ses prévisions…

Pour une analyse en coupe, on pourrait prendre en compte le classement officiel (cf. table 1) des institutions financières systémiques publié par le Conseil de Stabilité Financière. Toutefois, celui-ci n’est pas forcément uniquement le reflet de l’importance systémique des institutions visées, et inclus aussi la subjectivité des responsables économiques et politiques ayant autorisé la publication de ce classement. Par ailleurs, à défaut d’alternatives, il serait souhaitable de tester la robustesse des analyses, notamment des classements qui en découlent. Malheureusement, la plupart des mesures actuelles ne fournissent aucun intervalle de confiance.

Table 1 : classement des Banques internationales les plus systémiques selon le Conseil de Stabilité Financière

Par ailleurs, s’il est difficile de comparer les mesures entre elles, peut-être est-il préférable de vérifier la validité interne des résultats, par comparaison avec les évènements identifiés comme systémiques [3] . Mais on passe là d’une approche quantitative à une analyse qualitative qui a elle-même failli à identifier la montée des risques avant 2008…

En somme, une mesure de risque systémique mesure théoriquement ce pour quoi elle a été construite, mais ne permet généralement aucune comparaison ni absolue ni relative avec d’autres méthodes alternatives ou entre institutions d’un même système.

Où en sommes-nous ?

S’il est aujourd’hui possible de mesurer ex-post la taille d’un choc et suivre son évolution, le suivi en temps réel ou « now-casting » de l’évolution du risque systémique à mesure que l’on sort de la crise nécessite déjà une bonne dose de confiance dans les outils utilisés ; mais que dire de l’estimation ex-ante de l’accumulation des vulnérabilités dans le système financier ? Distinguer l’excès de crédit et de levier de l’augmentation des capacités d’endettement et d’allocation de crédit permises par les gains d’efficacité dans l’industrie financière relève aujourd’hui de l’art divinatoire ; les outils actuels ne fournissent en effet qu’un pouvoir prédictif très limité.

Vu (i) la difficulté à cerner les différentes facettes du risque systémique, (ii) le rythme actuel des innovations financières et (iii) les difficultés à développer des indicateurs avancés dits « early warning », la nouvelle régulation macro-prudentielle ne peut être effective que si le régulateur lui-même garde une marge d’interprétation sur les mesures de risque systémique aujourd’hui à sa disposition et une certaine flexibilité dans la calibration des nouveaux outils prudentiels.

Notes :

[1] Le quasi-levier, c’est-à-dire le ratio entre le passif exigible (dette) et le capital (fonds propres)  est presque trois fois supérieur pour BNP et Société Générale versus CitiGroup et Morgan Stanley ; au 31 décembre 2012 (données Bloomberg), il ressort à 34 et 54 pour un, respectivement pour BNP et Société Générale, contre 14 et 18 pour un, respectivement pour CitiGroup et Morgan Stanley. 

[2] Une probabilité conditionnelle de la faillite de l’institution A si le pays B fait défaut s’écrit comme : P(A|B) = P(A∩B)/P(B).   Or une telle probabilité conditionnelle peut augmenter si la fréquence de faillite du pays B, notée P(B), diminue. En effet même si la probabilité de faillite du pays B diminue, la probabilité d’une faillite conjointe de la banque A et du pays B, notée  P(A∩B), peut ne pas diminuer autant si les liens entre A et B se trouvent renforcés, ce qui peut être le cas puisque l’on regarde désormais l’interaction entre A et B dans un scénario encore plus extrême ou il est davantage probable que les deux fassent faillites au même moment. Certes, en cas de choc sur le pays B, la banque A fera faillite à coup sûr, mais la probabilité de faire face à ce scénario extrême est d’autant plus faible, ce qui peut suggérer une certaine amélioration de la situation.

[3] Par exemple en utilisant la « Systemic Banking Crisis Database », IMF, 2012

Références:

- Duprey, T. (2013). Measuring and modelling systemic risks: where do we stand? Presentation prepared for the International Banking and Finance Institute.

- Duprey, T. (2013). A la recherche d’une définition du risque systémique, BSi-Economics.

- Bennani, T., Després, M., Dujardin, M., Duprey, T. and Kelber, A. (2013). Macro-prudential Framework: key questions applied to the French case, forthcoming Banque de France discussion paper.

- Bisias, D., Flood, M., Lo, A. and Valavanis, S. (2012). A survey of Systemic Risk Analytics. Office of Financial Research Working Paper No. 0001.

- Committee on the Global Financial System, 2010. Macroprudential instruments and frameworks: A stocktaking of issues and experiences. CGFS Publications No. 38.

- European Central Bank, 2010. Financial Stability Review. June 2010, pp. 138-146.

- Minsky, H. (1986). Stabilizing an Unstable Economy. Yale University Press.

Diplômé de l’Université d’Exeter et de l’Ecole d’Economie de Paris, Thibaut Duprey est actuellement doctorant à la PSE et chercheur analyste dans une structure institutionnelle. Ses centres d’intérêts portent sur la dynamique macroéconomique, l’économie financière et l’accumulation d’actifs.

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