L’enfer de la mobilité urbaine en Amérique latine : impacts, coûts et solutions (Note)

Utilité de cet article : Faire un état des lieux concernant la mobilité urbaine en Amérique latine pour en comprendre les conséquences économiques et proposer des solutions.

Résumé :

  • L’Amérique latine, est la 2ème région la plus urbanisée au monde selon la Banque Mondiale, où la mobilité urbaine est un défi de taille.
  • Les coûts directs des embouteillages (temps perdu) représentent dans certaines villes, près de 1 % du PIB. A cela s’ajoute les coûts indirects : pollution, mauvaise allocation des ressources sur le marché du travail, maladies respiratoires, accidents de la route, etc.
  • Pour y remédier, il faudrait investir au minimum 223 milliards USD entre 2021 et 2030 selon la Banque Interaméricaine de développement, soit 0,3 % du PIB nominal régional chaque année. Si l’objectif se montre plus ambitieux et vise à atteindre les standards des pays développés, la facture grimperait alors à 578 Mds USD (0,65 % du PIB/an).
  • La région doit poursuivre ses efforts en matière d’infrastructures mais aussi repenser intégralement sa politique de mobilité (restriction de l’usage de la voiture, réduction des prix des abonnements de transport en commun pour les classes sociales défavorisées, planification urbaine, mobilité douce, télétravail, etc.).

Qui n’a jamais été pris dans un embouteillage ? Qui ne s’est jamais plaint du temps perdu dans les transports en commun pour aller au travail ? Probablement peu d’entre nous. Pourtant prendre le bus, le métro ou la voiture dans les grandes villes latino-américaines, est une expérience sans commune mesure avec les difficultés rencontrées par exemple en France.
Le calvaire de mobilité urbaine en Amérique latine réduit la qualité de vie des citoyens et représente une perte économique sèche, face à laquelle les pays doivent repenser leur stratégie.

1.   Se déplacer dans les villes latino-américaines, une bataille du quotidien

L’Amérique latine et Caraïbes (ALC) est la 2ème région la plus urbanisée au monde (81 % de sa population réside en ville contre 43 % en moyenne pour les pays à revenu intermédiaire selon la Banque Mondiale). Elle compte six métropoles de plus de dix millions d’habitants (Sao Paulo, Mexico, Rio de Janeiro, Buenos Aires, Lima et Bogota) contre seulement deux en Europe[1] .

La croissance démographique a provoqué un étalement urbain des zones résidentielles éloignées et mal connectées en plus de l’émergence de bidonvilles où vivent plus de 20 % des latino-américains[2] . Malheureusement, le développement des réseaux de transports n’a pas connu le même dynamisme alors que le nombre moyen de véhicules par habitant a explosé (391/habitant au Mexique contre 223 en Chine) sans pour autant atteindre les niveaux des pays développés.

Ainsi, le temps de trajet moyen pour se rendre au travail est de 77 minutes (plus de 90 min dans les grandes mégalopoles) contre 65 min dans les pays développés alors que les distances parcourues sont inférieures (2km de moins). Parmi les quinze villes les plus embouteillées au monde, quatre sont situées en Amérique latine (Bogota, Lima, Mexico et Récife)[3] .

2.   L’impact économique d’une mobilité urbaine défaillante

D’après la Banque Interaméricaine de développement (BID), le coût direct des embouteillages (temps perdu), atteint 1 % du PIB annuel pour la ville de Buenos Aires, 1 % pour Santiago et0,9 % pourRio et Bogota[4] . Concernant Buenos Aires, les pertes engendrées sont 2,3 supérieures au budget de l’éducation de la ville et 1,9 fois supérieur dans le cas de Mexico. Le coût annuel rapporté au nombre de conducteurs est de 474 USD à Montevideo, 409 USD à Santiago et 341 USD à Bogota (montants qui dépassent les salaires minimums de ces pays).

Cependant les conséquences des difficultés de déplacement, ne se limitent pas à la perte de temps dans les embouteillages. Les effets qui en découlent sont nombreux : mauvaise allocation des ressources sur le marché du travail (les employés préfèrent ne pas s’éloigner de leur domicile), baisse de la productivité, pollution de l’air, problème de santé (asthme et dépression), exclusion des quartiers pauvres en périphérie, accidents de la route…

De ce fait, l’évaluation de la perte économique est particulièrement complexe, d’autant plus que l’impact n’est pas homogène. Il existe en effet, un enjeu majeur en matière d’équité sociale. Les transports en commun sont moins développés dans les zones défavorisées à faible pouvoir d’achat et fort taux de chômage, contribuant ainsi à la trappe à pauvreté. A ce titre, la mobilité urbaine est fondamentale pour l’insertion sur le marché du travail, les opportunités étant généralement situées loin des quartiers pauvres périphériques. Les femmes sont plus exposées car davantage touchées par le chômage. Elles représentent également 93 % des 17 millions de travailleurs à domicile dans la région, ce qui les obligent à multiplier les trajets au quotidien pour se rendre chez leurs différents clients souvent dans les quartiers aisés.

3.   Investir massivement malgré de nombreux obstacles structurels

D’après la BID[5] , en prenant en compte uniquement les villes de plus de 500 000 habitants, l’investissement nécessaire pour s’aligner sur les standards des pays de l’OCDE est de578 milliards USD sur la période 2021-2030[6] (0,65 % du PIB régional). Cela nécessiterait notamment de construire un réseau de métro sous-terrain encore peu développé en Amérique latine qui mise plutôt sur le Bus Rapid Transit (BRT - Bus à haut niveau de service – à mi-chemin entre le tramway et le bus avec une infrastructures propre).

C’est pourquoi, un objectif plus réaliste consisterait à faire converger l’ensemble de la région vers les standards des villes latino-américaines ayant les meilleurs systèmes de transport. L’investissement ne s’élèverait alors plus qu’à 223 milliards USD (0,31 % du PIB annuel régional). A cela s’ajoute 11 milliards USD sur la période 2020-2030, pour convertir à l’électrique 20 % de la flotte de véhicule de transport public, dont 3,7 milliards pour le déploiement des infrastructures recharge. La lutte contre la pollution est indispensable plus particulièrement à Mexico, Lima et Bogota qui font partie des 50 villes au monde ayant la pire qualité de l’air[7] .

Cependant, le financement et le déploiement de ces investissements sont soumis à de nombreux obstacles. Tout d’abord, avec une dette publique moyenne de 72 % du PIB, les marges budgétaires régionales sont restreintes, alors que les mauvaises prévisions économiques et la remontée des taux d’intérêt ne laissent pas entrevoir d’amélioration. Il existe aussi des craintes de détournement de fonds puisqu’à de rares exceptions près (Chili, Uruguay et Costa Rica), les pays latino-américains obtiennent de piètres performances en matière de corruption, la palme revenant au Venezuela, 4ème pays le plus corrompu au monde[8] . Outre la corruption, de manière globale, le climat des affaires est peu incitatif pour les investisseurs privés, d’autant plus sur des projets d’infrastructures de transport de long-terme. D’après le classement Ease of doing Business[9] de la Banque Mondiale, le Mexique, première nation latino-américaine, ne pointe qu’en 60ème position sur 190 pays. L’instabilité politique de nombreux pays peut aussi refroidir les investisseurs.

4.   Repenser la stratégie de mobilité urbaine

4.1  Restriction à l’usage des véhicules (transport privé particulier)

L’objectif est de réduire la circulation en poussant les usagers à prendre les transports en commun. Néanmoins, dans la pratique la mise en place de politiques mal calibrées, a eu l’effet contraire. Ainsi, à Bogota et Mexico, l’interdiction de circuler certains jours selon les numéros des plaques d’immatriculation, a massivement poussé à l’achat d’un deuxième véhicule moins cher et plus polluant pour contourner la législation. Partant de ce constat d’échec, la capitale colombienne a offert une alternative plus économique aux conducteurs qui depuis 2020 peuvent payer pour être exemptés de l’interdiction (600 USD/semestre). Cet argent est ensuite réinvesti dans le système de transport. A l’inverse, la ville de Santiago a eu plus de succès en poussant les citadins acquérir des véhicules plus propres épargnés par les restrictions de circulation.

Certaines villes ont misé sur le stationnement payant mais les tarifs sont si faibles que les transports publics restent plus chers. De même, il existe de nombreux outils pour réduire le trafic routier, mais ils sont généralement socialement très mal acceptés car le transport public, au vu de ses carences, ne permet pas toujours d’offrir une alternative crédible à la voiture.

4.2  Développer les transports publics : un enjeu qui ne se limite pas aux infrastructures.

L’Amérique latine a été pionnière dans le déploiement des Bus Rapid Transit (BRT). En 2019, la région représentait plus de 60 % du trafic mondial de ce mode de transport. A Bogota, le Transmilenio (BRT local) a entrainé une réduction du temps de trajet quotidien en moyenne de 52 % pour ses usagers avec un gain dont la valeur économique est estimée à 1,8 milliard USD. Outre les BRT, les voies réservées aux bus sont aussi généralement très efficaces mais seules 1 % des rues en sont équipées. Quant au réseau de métro sous-terrain, il est très peu présent, le coût étant souvent prohibitif. Dans toute la région, il s’étant sur seulement 900 km (moins que le réseau de métro de la ville de Shangaï). De plus, ce mode de transport n’est pas adapté à la topologie de certains quartiers à fort relief où le téléphérique a été privilégié avec succès (certains districts de La Paz et Medellin).

En Amérique latine, la politique de transport public se concentre sur les infrastructures, alors qu’il existe d’autres facteurs tout aussi importants pour lesquels la région a échoué malgré des efforts[10]  :

  • Prix. Le coût des abonnements est trop élevé pour les classes populaires et il reste supérieur au prix des stationnements de voitures. Ainsi, Bogota a instauré le programme de subvention SISBEN pour les moins aisés. L’usage des transports publics a alors bondi de 56 % parmi les bénéficiaires. L’intégration tarifaire est aussi essentielle (à Buenos Aires l’abonnement SUBE permet d’accéder à plusieurs modes de transport dans toute la métropole).
  • Qualité de service. Il s’agit d’un enjeu stratégique. Pour s’en convaincre, la région peut prendre exemple sur le métro de Chicago où l’amélioration du confort, de la sécurité et de la propreté, s’est traduite par une augmentation de 15 millions de voyages par jour. De même, l’information en temps réel (temps d’attente, déviations, travaux, etc.) favorise l’usage des transports en commun, or peu de stations et d’arrêts en sont équipées. Enfin, Bogota et Santiago sont l’une des seules villes à faire régulièrement des enquêtes de satisfaction.
  • Planification urbaine. La région pourrait s’inspirer des pays scandinaves, des Pays-Bas et de l’Allemagne, qui limitent l’étalement urbain à faible densité et privilégient la densification autour des stations de transport public. Curitiba (Brésil) est l’une des seules villes d’Amérique latine ayant placé la planification urbaine au centre de sa politique de mobilité.
  • Mobilité douce.La première ville latino-américaine du classement Global Bicycle Cities Index 2022, ne figure qu’à la 58ème position (Santiago). A de rares exceptions près (Rosario et Bogota), le vélo représente moins de 5 % des trajets malgré de nombreux programmes incitatifs à destination des écoliers et travailleurs ainsi que l’installation de systèmes de vélo en libre- service (plus particulièrement au Brésil). Certaines villes ont piétonnisé leur centre-ville historique (-25 % de particules fines et de monoxyde de carbone dans le centre de Quito).
  • Autres outils possibles (télétravail, campagnes publicitaires, gratuité, électrification, etc.).

Conclusion

Le coût de la difficile mobilité urbaine en Amérique latine justifie le déploiement d’investissements massifs dans le réseau de transport en commun. Investir, oui, mais pas n’importe comment, compte tenu du niveau de la dette publique et de la corruption dans la région. En plus de la poursuite des efforts en matière d’infrastructures, l’Amérique latine doit avoir une vision d’ensemble : restriction de l’usage de la voiture (en apprenant des échecs passés), subvention des abonnements pour les plus pauvres, qualité du service public, planification urbanistique, promotion de la mobilité douce (vélo et marche) et du télétravail, etc.

Bibliographie

La brecha de infraestructura en América la tina y el Caribe, 2021, BID (Banque Interaméricaine de développement)

Políticas de transporte urbano en América latina y el Caribe, 2019, BID

Congestión urbana en América Latina y el Caribe: características, costos y mitigación, 2021, BID

Ease of Doing Business rankings, 2022, Banque Mondiale

Population living in slums (% of urban population) - Latin America & Caribbean (Banque Mondiale)

Corruption perceptions index, 2021, Transparency International

Largest World Cities by Population 2022 Metro Area Rankings (Macrotrends)

Traffic Index results 2019 (Tomtom)


Air quality and pollution city ranking, 2022, Iqair

Latin America’s 17 Million Domestic Workers Need Better Transit. Direct Lines Can Help, 2020, The Cityfix



[1] Largest World Cities by Population 2022 Metro Area Rankings (Macrotrends)

[2] Population living in slums (% of urban population) - Latin America & Caribbean (Banque Mondiale)

[3] Traffic Index results 2019 (Tomtom).Les données de 2019 sont plus significatives, 2020 et 2021 étant impactées par les restrictions à la mobilité liées à la pandémie.

[4] Congestión urbana en América Latina y el Caribe: características, costos y mitigación, 2021, BID.

[5] La brecha de infraestructura en América la tina y el Caribe, 2021, BID

[6] En se basant sur l’indicateur du nombre de km du réseau de transport/ nombre d’habitant

[7] Air quality and pollution city ranking, 2022, Iqair

[8] Corruption perceptions index, 2021, Transparency International

[9] Ease of Doing Business rankings, 2022, Banque Mondiale

[10] Políticas de transporte urbano en América latina y el Caribe, 2019, BID

Diplômé de l'Université Paris Dauphine en « Economie Internationale » et « International Business », Florian est actuellement Chargé des politiques commerciales à la Direction générale du Trésor au sein du Service Economique Régional de Buenos Aires. Il porte un intérêt tout particulier aux problématiques de déséquilibres macroéconomiques et de développement en Amérique latine.

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