Crise du blé : 4 cartes pour comprendre les principaux enjeux (Policy Brief)

Le conflit en Ukraine entraîne une progression marquée des prix alimentaires et plus particulièrement du prix du blé, qui a gagné +32 % entre avril 2022 et le début de l’année[1] . Cette augmentation des prix est la résultante de plusieurs facteurs : incertitudes liées à la durée du conflit ukrainien, sanctions contre la Russie ou encore hausse du coût des intrants essentiels à la production (engrais, carburants). La Russie et l’Ukraine joue en effet un rôle significatif sur le marché du blé, ces pays représentant près de 15 % de la production mondiale de blé.

L’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) craint que cette situation sur le marché du blé provoque des risques de famine, notamment en Afrique de l’Ouest. Toutefois, le niveau de vulnérabilité diffère d’un pays à l’autre. Cette présente note propose d’identifier ces pays avec des comparaisons internationales à partir de plusieurs critères : les importations de blé en provenance de Russie et d’Ukraine, la consommation de blé, le ratio de dépendance à l’import de blé et les stocks de blé à fin 2021.

Dépendance à la Russie et à l’Ukraine et risque d’approvisionnement

Une forte dépendance à l’Ukraine et à la Russie est source d’un risque élevé d’approvisionnement et donc de potentielles pénuries de blé. Le conflit en Ukraine bloque à ce stade le commerce de blé depuis les ports ukrainiens en Mer Noire. Plus le conflit dure plus le risque que les capacités de production du pays soient endommagées augmente (que cela soit pour semer, récolter ou en termes d’infrastructures ou de logistique). Par ailleurs, l’exclusion de banques russes du réseau mondial interbancaire SWIFT rend plus difficile les transactions bancaires et commerciales avec la Russie et entrave donc les capacités du pays à exporter, notamment du blé dont il est le premier exportateur au monde.

La carte ci-dessus permet d’observer le poids des importations de blé en provenance de Russie et d’Ukraine dans le total des importations de blé de chaque pays. La part moyenne de ces deux pays dans les importations totales de blé représentait 27 % entre 2016 et 2020. Si l’Europe et l’Amérique Latine semblent peu dépendantes de ces pays (hors Turquie), le niveau de dépendance est plus variable en Afrique subsaharienne (forte exposition pour le Bénin, Madagascar, le Sénégal, le Soudan), au Proche Orient et en Asie centrale (exposition très significative en Azerbaïdjan, en Arménie, en Egypte, au Liban) et en Asie (Inde, Mongolie, Laos).

Consommation de blé et risque sur les finances publiques

Ne se baser que sur la dépendance aux importations russes et ukrainiennes peut être trompeur. En effet, si des pays ont une propension à consommer du blé relativement faible[2] , les risques liés à une forte dépendance à ces pays semblent plus limités. Au contraire, dans les pays avec une consommation de blés importantes, des mesures pourraient être mises en place, ou renforcées, pour limiter l’impact de la hausse du prix du blé sur le pouvoir d’achat des individus[3] . Ces politiques publiques se concrétisent généralement par des subventions plus élevées pour les biens alimentaires et peuvent mener à terme à une dégradation du solde public et provoquer des tensions sur le financement des déficits publics[4] .

Le graphique ci-dessus permet ainsi de relativiser le niveau de risque, plus particulièrement dans les pays d’Afrique Subsaharienne et d’Asie, où le niveau de consommation de blé en kilogramme par habitant (kg/hab) se situe parfois très en deçà de la consommation moyenne de blé sur une année dans le monde (98 kg/hab). Il en ressort néanmoins une fragilité renforcée, surtout en Afrique du Nord, au Proche Orient et en Asie centrale, avec une consommation annuelle de blé supérieure à 200 kg/hab au Kazakhstan (350 kg/hab), en Azerbaïdjan (314 kg/hab), au Maroc (265 kg/hab), en Ouzbékistan (257 kg/hab), en Tunisie (245 kg/hab) ou encore en Turquie (218 kg/hab).

Dépendance aux importations nettes de blé et risques inflationnistes

En recoupant les informations sur la consommation de blé et les importations nettes de blé[5] , il est possible de calculer un ratio de dépendance, et d’obtenir la part des importations nettes de blé pour couvrir les besoins du marché domestique. Comparer les ratios de dépendance permet d’observer quels pays seraient parmi les plus exposés à un risque inflationniste lié à la diffusion de la hausse du prix du blé. Sachant que dans le calcul de l’inflation les biens alimentaires ont un poids conséquent, surtout dans les pays émergents et en voie de développement[6] , ce ratio peut constituer un indicateur d’alerte pour identifier les tensions à venir sur l’inflation[7] . Des pays avec des poids élevés des biens alimentaires dans le calcul de l’inflation feront probablement face à un arbitrage entre relever les taux d’intérêt, pour contrer les pressions inflationnistes, ou maintenir un statu quo afin d’accompagner la reprise de l’activité. Ce choix peut s’avérer délicat pour des pays qui rencontrent encore à ce stade des difficultés pour retrouver leur niveau d’activité pré-pandémie (Afrique du Sud, Angola, Mexique, Thaïlande, Tunisie par exemple).

Il apparait sur le graphique ci-dessus, que les pays d’Afrique, du Proche Orient et d’Asie Centrale seraient les plus vulnérables, avec un ratio de dépendance supérieur à la moyenne mondiale (56 %). C’est également le cas en Amérique Latine et en Asie du Sud-Est, deux régions qui semblaient pourtant « épargnées » au vu des autres critères précédemment évoqués. Les pays apparaissant en vert sur la carte (Argentine, Australie, Canada, Etats-Unis, Kazakhstan, Paraguay, Uruguay) affichent un ratio négatif, où la production locale couvre plus que les besoins domestiques et offrent ainsi des opportunités à l’export. Ils pourraient donc bénéficier de la hausse des prix du blé et également offrir des alternatives pour réduire les risques d’approvisionnement d’ici 2023.

Stocks et défis pour 2022 et 2023

L’ensemble des fragilités constatées jusqu’à maintenant peuvent être reconsidérées, eu égard du niveau des stocks de blé à la fin 2021. Un niveau de stock élevé permettrait d’offrir des réserves stratégiques, dans lesquelles puiser pour compenser des récoltes moins élevées en 2022 ou surtout pour faire face à court terme à la réorganisation des chaines d’approvisionnement pour 2022 et 2023.

Le graphique ci-dessus offre une vue du niveau des stocks en mois de consommation à fin 2021. Au niveau mondial, le niveau moyen des stocks de blé était de seulement 2,9 mois de consommation. Avec 14,4 mois, la Chine serait le seul pays avec un niveau de stock supérieur à un an de consommation. Quatre importants producteurs semblent disposer de marges en termes de stocks (Argentine, Australie, Etats-Unis et Canada : près de 6 mois de consommation). Parmi les pays précédemment identifiés comme fragiles, plusieurs d'entre eux semblent particulièrement vulnérables compte tenu de leurs faibles stocks : en Afrique du Nord (Egypte, Maroc, Tunisie), au Proche Orient et en Asie centrale (Arménie, Irak, Ouzbékistan) et de manière générale en Afrique Subsaharienne.

Conclusion

En 2022, la réorganisation des chaînes d’approvisionnement sur le marché du blé se montrera déterminante pour éviter des pénuries et pour infléchir la dynamique actuelle sur les prix. Selon le FAO, la production mondiale de blé devrait augmenter en 2022, principalement tirée par la hausse de la production en Amérique du Nord. Des pays, comme la France, l’Argentine, l’Australie, l’Inde et le Kazakhstan présenteraient des atouts et ainsi partiellement se substituer à une baisse de l’offre russe et ukrainienne. Ils répondraient en partie aux défis d’approvisionnement des régions en difficulté et participeraient à la reconstitution des stocks pour éviter que la crise actuelle ne s’étende à 2023.

Au-delà de ces chiffres et des niveaux de production en 2022, d’autres paramètres seront déterminants pour apprécier l’évolution des risques alimentaires sur le marché du blé (et aussi d’autres matières premières : maïs, soja, tournesol, colza) : en premier lieu la durée et l’intensité de la guerre en Ukraine, le prix des engrais, les conditions climatiques (taux de pluviométrie) ou encore les stocks d’eau.


[1] Le prix du blé est passé de 7,9 USD le boisseau 1er janvier 2022 à près de 10 USD en moyenne la première semaine d’avril, avec un pic historique à 11,4 USD le 7 mars 2022. Pour rappel, le boisseau de blé est l’unité de mesure utilisée pour sa cotation, un boisseau représentant 27,1 kilogrammes.

[2] Dans certains pays, le blé représente un niveau faible de consommation annuelle par habitant, en raison de préférences alimentaires ou de disponibilité historique d’autres cultures (comme le maïs ou le riz par exemple).

[3] Comme c’est le cas actuellement en Egypte ou en Indonésie par exemple.

[4] Les pressions inflationnistes mènent généralement à des hausses de taux d’intérêt (exemple de l’Amérique du Sud depuis le S2 2021), qui se répercutent sur les coûts de financement domestiques, et le contexte international s’avère moins favorable également, en lien avec le resserrement monétaire aux Etats-Unis.

[5] Importations nettes de blé = importations – exportations de blés. Des importations nettes négatives correspond à une situation où un pays dispose de capacité positive à l’export.

[6] 35 % en moyenne, 25 % pour le Brésil, la Côte d’Ivoire ou la Turquie et jusqu’à plus de 50 % en Angola, au Bangladesh ou au Nigeria par exemple.

[7] Une tendance qui a tendance à accélérer début 2022, hors prix de l’énergie, au vu des évolutions mensuelles des prix : Argentine, Ethiopie, Kenya, Rwanda, Turquie par exemple.

Diplômé de l’Ecole d’Economie de Paris et de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne en monnaie-banque-finance, Victor Lequillerier est responsable d'études économiques dans une institution financière après plusieurs expériences notamment  au Crédit Agricole et à la Coface. Il a également dispensé des cours d'économie en Master à l'Université de Poitiers pendant quatre années. Victor Lequillerier est Vice-Président, Secrétaire Général et co-fondateur de BSI Economics. 

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