Quantitative easing et forward guidance : quels effets sur les marchés financiers ? (Recherche du mois)

Eric Swanson, “Measuring the effects of federal reserve forward guidance and asset purchases on financial markets”,  Journal of Monetary Economics, 2021

Résumé :

- Dans cet article, Eric Swanson tente de distinguer les effets de la politique monétaire conventionnelle, du quantitative easing et de la forward guidance, sur différents actifs financiers.

- Ses résultats montrent que les outils de politique monétaire non conventionnelle (quantitative easing et forward guidance) sont tout aussi efficaces que la politique monétaire conventionnelle pour faire varier les prix des actifs financiers, et que les effets sont tout aussi durables.

Bien que la Réserve fédérale (Federal Reserve, ou Fed) ait amorcé au mois de novembre 2021 la réduction de son programme d’achats d’actifs, les instruments de politique monétaire « non conventionnelle » (PMNC) utilisés depuis la crise financière de 2007-2008 font désormais partie intégrante de la boîte à outils de la Fed. Ces outils regroupent principalement l’achat massif d’actifs (bons du Trésor, notamment), ainsi que le guidage des anticipations (appelé plus communément « forward guidance »).[1] De nombreuses études ont conclu que ces outils, et notamment les programmes d’achat massif d’actifs, étaient le plus généralement efficaces: ils permettraient en effet la relance de l’activité économique via la baisse des taux d’intérêt de long terme. Pourquoi ont-ils néanmoins cet effet? Est-ce car ils envoient un signal important, à savoir que les taux courts des banques centrales resteront bas sur de très longues durées (tant que le programme d’achat d’actifs n’est pas terminé)? Ou est-ce car les achat d’actifs ont un effet en soi[2] , auquel les marchés réagissent? Est-ce encore car ces deux aspects sont concomitamment à l’œuvre? Si tel est le cas, est-ce que l’un de ces deux aspects domine, si bien que les banquiers centraux pourraient modifier leur stratégie de politique monétaire pour la rendre plus efficace?

Swanson, dans son article intitulé « Measuring the effects of federal reserve forward guidance and asset purchases on financial markets » (2021), répond à ces questions en évaluant l’efficacité de ces deux instruments de politique monétaire.  

Des difficultés techniques pour mesurer les instruments de politique monétaire

Pour évaluer les effets de la politique monétaire sur diverses variables, le chercheur doit d’abord identifier des « surprises » de politique monétaire, c’est à dire les réactions non anticipées des marchés financiers aux annonces des banquiers centraux. Pourquoi est-il important de capturer la composante « surprise » dans l’annonce de politique monétaire? Simplement car les décisions des banquiers centraux sont influencées par l’environnement économique : lorsque l’on capture la partie de l’annonce qui n’a pas été anticipée par les marchés financiers, celle-ci reflète uniquement la réponse des marchés aux seules nouvelles mesures de politique monétaire.

Pour capturer cette composante « surprise », Swanson collecte des données sur un intervalle de temps très court (30 minutes), qui correspond à l’intervalle de réponse des taux d’intérêt de différentes maturités[3] autour des annonces de politique monétaire[4] . L’idée étant que seule l’annonce du FOMC peut influencer l’évolution de leur prix dans un intervalle de temps aussi étroit.

Une difficulté majeure intervient ensuite pour distinguer l'effet des deux aspects précédemment cités :  lorsqu’un programme d’achat d’actif est annoncé, il s’accompagne automatiquement de « forward guidance », ou bien explicitement, ou biennimplicitement très souvent pour les marchés (Tableau 1).

Tableau 1 : Exemples d’annonces du FOMC mêlant les outils de forward guidance et de quantitative easing

13 septembre 2012

Le FOMC annonce qu'il prévoit de maintenir le taux des fonds fédéraux entre 0 et 0,25% "au moins jusqu'à la mi-2015", et qu'il achètera 40 milliards de dollars de titres adossés à des créances hypothécaires par mois pour une durée indéterminée.

èIci, des informations sur les achats d’actifs ainsi que sur la forward guidance sont présentes dans l’annonce. 

17 décembre 2014

Le FOMC annonce qu'il va acheter 600 milliards de dollars supplémentaires de bons du Trésor à long terme.

èIci, on ne voit pas explicitement apparaître de forward guidance, mais le simple fait d’annoncer un tel programme sous-entend que les taux courts vont rester bas plus longtemps. Cela modifie donc les anticipations de marché quant à la trajectoire des taux d’intérêt.

Comment alors séparer deux éléments intrinsèquement liés dans les données? Comment savoir si l’effet mesuré est dû à cet effet de signal ou bien aux canaux de transmission propres au quantitative easing ?[5]

Pour ce faire, l’économiste utilise d’abord une analyse factorielle. Le principe est de synthétiser l’information contenue dans une large base de données en un nombre réduit de nouvelles variables (appelées « facteurs »). Par exemple, si les réponses des taux de maturités longues (10, 20, 30 ans) sont très corrélées entre elles, une nouvelle variable sera créée résumant l’information de ces réponses au sein d’un premier facteur.  

Cela permet ici à l’auteur d’obtenir des variables décrivant les instruments de politique monétaire, la mesure directe de ces derniers étant impossible. Dans cet article, les effets des annonces de politique monétaire sur l’ensemble de la courbe des taux sont bien résumés par 3 facteurs. On pense naturellement à :

  • La politique monétaire conventionnelle ;
  • Le quantitative easing ; et
  • La forward guidance.

Ce sont les trois principaux outils utilisés par la Fed.

Une petite difficulté s’ajoute ici: une fois les facteurs obtenus, il est parfois nécessaire de poser quelques restrictions afin de s’assurer que ceux-ci décrivent bien chaque instrument de politique monétaire.

On utilise pour cela les différences dans les effets des outils de politique monétaire sur la courbe de taux, chaque instrument ayant un impact plus ou moins prononcé selon la maturité des taux. Par exemple, Swanson pose la restriction suivante : la forward guidance n’a pas d’effet sur le taux Fed funds effectif[6] . Cela permet d’assurer la séparation entre le facteur « forward guidance » et le facteur « politique monétaire conventionnelle ». Les 3 variables préalablement créées ont alors les effets escomptés sur les différents taux d’intérêt, garantissant la bonne identification des instruments de politique monétaire.

Il est toutefois important de vérifier cela en observant également si l’évolution de ces facteurs est en concordance avec les annonces de politique monétaire les concernant.

Cela semble bien être le cas dans cette étude (cf. graphe ci-dessus, issu de l’article). En effet, si l’on prend le facteur « quantitative easing » (LSAP factor, en orange ci-dessus), ce dernier évolue bien en fonction des annonces du FOMC le concernant : il diminue fortement lors de l’annonce du 1er quantitative easing (politique monétaire accommodante), et augmente lors de l’annonce de la réduction du programme de rachats d’actifs (« taper tantrum »). Cela caractérise une politique restrictive.

Les effets de ces différents outils de politique monétaire sur les marchés financiers

Une fois l’identification des différents outils de politique monétaire réalisée, le chercheur peut alors étudier l’impact de chacun d’eux sur les actifs financiers. L’auteur s’intéresse dans un premier temps aux effets de très court terme du quantitative easing et de la forward guidance, en utilisant un modèle économétrique très simple consistant à régresser les variations des rendements des obligations du Trésor américain à 2, 5, 10 et 30 ans - dans une fenêtre de 30 minutes autours de l’annonce de politique monétaire, sur les mesures de forward guidance et de quantitative easing. La variable d’intérêt est ensuite remplacée par le taux de change euro/dollar, les mouvements du S&P500 et les taux sur les obligations d’entreprises. L’auteur aboutit à la conclusion suivante: chacune des composantes de l’annonce du FOMC a un impact sur les taux. L’effet du facteur « forward guidance » est surtout concentré sur les maturités de 2 à 5 ans. L’effet du facteur « quantitative easing » est concentré sur des maturités plus longues, avec un pic sur le 10 ans. Swanson démontre que ces deux outils sont « presque aussi effectifs que la politique monétaire conventionnelle ». En effet, il trouve que l’annonce surprise d’un programme d’achat d’actifs de 100 millions de dollars baisserait le taux à 10 ans d’environ 3 points de base. En temps normal, une baisse surprise du taux Fed Funds de 25 points de base aurait, en soi(c’est-à-dire une fois isolé l’effet forward guidance associé), le même effet moyen de 3 points de base sur le taux à 10 ans.

Ces effets sont-ils persistants?

C’est une question habituelle au sein de la communauté académique. On sait par exemple que le quantitative easing fait baisser les taux le jour de son annonce[7] , mais il se peut que l’effet se dissipe les jours suivants, des arguments théoriques sérieux allant dans ce sens. Savoir si l’effet persiste n’est pas aussi simple que cela pourrait paraître: il ne suffit pas de regarder simplement si les taux ont augmenté après une annonce de QE, puisque par définition d’autres nouvelles peuvent survenir, augmentant les taux.  Il s’agit de voir si ce qui s’est passé le jour J, le « traitement injecté le jour J », est toujours présent les jours à venir. 

Pour cela, l’auteur utilise des méthodes économétriques spéciales (appelées « projections locales »), s’intéressant aux rendements cumulés à plusieurs jours. Cela revient à chercher si un lien est présent entre, par exemple, le rendement sur 10 jours et l’annonce de la politique monétaire le jour J, le rendement sur 11 jours et l’annonce, le rendement sur 12 jours et l’annonce, etc… Il choisit un horizon de 120 jours. Le fait d’utiliser un nombre conséquent d’observations et des méthodes économétriques permet de réduire l’influence des nouvelles affectant les rendements après l’annonce, et donne donc un outil plus pertinent qu’une simple observation graphique. Les estimations semblent montrer que l’effet de chacun de ces facteurs est durable. En effet, 120 jours après une annonce, l’effet « quantitative easing » tout comme l’effet « forward guidance » se retrouve encore dans les taux à 5 ou 10 ans.

Conclusion

Evaluer les effets de la politique monétaire sur les variables économiques et financières est une tâche complexe, notamment depuis la multiplication des outils de politique monétaire employés depuis la crise financière de 2007/2008.  

Pourtant, l’évaluation de l’efficacité de ces mesures ainsi que de leurs potentiels coûts est primordiale pour les banques centrales. Dans son article, Swanson parvient à distinguer l’effet de la politique monétaire conventionnelle, de l’effet de « forward guidance » et de l’effet  « quantitative easing ». Il montre que ces trois composantes ont un effet durable sur les différents actifs, et que le « quantitative easing »et la « forward guidance » sont tout aussi efficaces que la politique monétaire conventionnelle.

Article co-écrit avec Julien Pinter


[1] Ce qui est généralement qualifié de « politiques monétaires non conventionnelles » comprend en réalité un spectre plus large d’outils (notamment: accès assoupli aux liquidités pour les banques, élargissement des collatéraux acceptés, ect.).

[2] Via ses principaux canaux de transmission, notamment le canal de réallocation de portefeuille.

[3] Contrats à terme sur les fonds fédéraux (le taux contractuel du mois en cours et les taux contractuels pour chacun des six prochains mois), les contrats à terme sur les eurodollars (le taux contractuel du trimestre en cours et les taux contractuels pour chacun des huit prochains trimestres), les rendements des obligations du Trésor (3 mois, 6 mois et 2, 5, 10 et 30 ans), le S&P 500 et certains taux de change (yen/dollar et dollar/euro).

[4] Swanson compte 241 annonces du FOMC entre juillet 1991 et juin 2019.

[5] Le principal étant le canal du portefeuille : les achats d’actifs retirent des actifs du bilan du secteur privé, ces actifs se retrouvent en quantité moindre pour une demande en théorie inchangée, ce qui conduit à une augmentation de leur prix et donc à une baisse des taux d’intérêts.

[6] Coût moyen que les banques se facturent pour des prêts à un jour sur le marché des fonds fédéraux.

[7] Krishnamurthy & Vissing-Jorgensen (2011) « The effects of quantitative easing on interest rates :channels and implications for policy, Brooking Papers on Economic Activity

Diplômée de l’Université Paris Dauphine, Maëlle Vaille est actuellement doctorante au sein de l'Université de Bordeaux (LAREFI) et gestionnaire de portefeuille chez Atlas Management à Genève. Ses centres d'intérêt portent principalement sur la politique monétaire, la macroéconomie internationale et la stabilité financière. Plus précisément, sa thèse s’intéresse aux effets des politiques de bilan des banques centrales sur la stabilité financière.

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