Préparer la guerre pour avoir la paix ? Les limites d’une doctrine dans le cas des territoires non-gouvernés (Recherche du mois)

Une fois par mois, les membres de BSI vous présentent un article de recherche académique de façon simple et accessible. Notre but? Mieux faire comprendre comment la recherche peut aider à répondre à des questions d'actualité, et éclairer sur la complexité de répondre à des questions dont la réponse pourrait parfois paraître simple.

Mitch Downey, Did the war on terror deter ungoverned spaces? Not in Africa, Journal of Development Economics, 2021

Résumé:

  • Une menace d’invasion peut-elle conduire un gouvernement à mieux contrôler les territoires où son influence est faible et où des groupes armés peuvent se développer?
  • Mitch Downey s’intéresse à l’effet des menaces d’interventions américaines après le 11 Septembre 2001.
  • En Afrique, il n’existe aucune preuve empirique d’un quelconque contrôle gouvernemental accru sur les territoires non-gouvernés après 2001 et les menaces d’interventions américaines dans le cadre de la guerre « contre la terreur ».

Les territoires non-gouvernés (ceux où l’Etat officiellement en charge n’est pas ou peu présent) sont aujourd’hui un enjeu majeur pour les pays en voie de développement comme pour les pays développés. Pour les premiers (et pour les institutions internationales promouvant le développement économique), ces territoires constituent des régions instables dans lesquels les services essentiels (santé, éducation, etc.) ne sont pas toujours assurés. Pour les seconds, ces territoires peuvent servir de bases opérationnelles à des groupes de combattants qui peuvent ensuite initier des actions contre ces pays ou nuire à leurs intérêts sur place. L’intervention française dans le nord du Mali ou les récents combats près de la ville de Palma au Mozambique témoignent de l’actualité de cette thématique.

Que peuvent alors faire les pays développés ? Dans l’article “Did the war on terror deter ungoverned spaces?” Mitch Downey analyse l’impact de la politique guerrière mise en place par le gouvernement Bush après le 11 Septembre 2001 quant à ces territoires non-gouvernés. Toutefois, plutôt que de s’intéresser aux territoires directement envahis par les Etats-Unis, il s’intéresse à ceux qui auraient pu être envahis. Plus précisément, la question étudiée par l’auteur est : la menace d’une invasion américaine (qui serait suivie d’un changement de gouvernement) a-t-elle suffi à convaincre des gouvernements Africains à entreprendre des efforts pour mieux contrôler leurs territoires ? [1]

La difficile mesure de l’effet de la guerre contre la terreur

Menacer des Etats les pousse-t-il à mieux contrôler leurs territoires ? Mitch Downey suggère que non, du moins, pas en Afrique. Mais comment en est-il arrivé à cette conclusion ? L’auteur procède par étape.

Déjà, il lui faut justifier que la politique évaluée (la guerre menée contre le terrorisme, débutée en 2001) aurait pu inciter les gouvernements à mieux contrôler leurs territoires. Autrement dit, il faut montrer que la menace d’invasion était crédible et ciblait les Etats ne contrôlant pas (ou mal) l’ensemble de leurs territoires. Pour ce faire, Downey s’appuie sur les déclarations des hauts responsables américains afin d’établir que : (a) les Etats Unis menaçaient un grand nombre d’Etats d’invasion, certains en Afrique, (b) cette menace était crédible (après tout certains Etats ciblés – l’Afghanistan et l’Iraq – ont été véritablement envahis), (c) ces menaces ciblaient en particulier les Etats défaillants, dans lesquels il existait des zones non-gouvernées susceptibles de servir de refuge à des groupes armés, (d) ces Etats étaient ciblés notamment du fait de l’existence de ces zones.

Graphique 1 : Violence gouvernementale et efforts pour contrôler un territoire

Source : Mitch Downey, Did the war on terror deter ungoverned spaces? Not in Africa, Journal of Development Economics, 2021 (Figure 1, page 10)

Une fois ces points établis, il faut maintenant identifier les zones non-gouvernées. Deux approches sont possibles. Downey s’appuie à la fois sur des rapports de l’administration américaine et sur des mesures indirectes. Les mesures indirectes reposent sur le fait que ces territoires non gouvernés sont souvent proches des frontières, sans ressource minière, faiblement peuplés, etc. Aussi, les territoires présentant ces caractéristiques peuvent être suspectés d’être « non-gouvernés », même s’ils ne sont pas explicitement désignés comme tels.

La crédibilité de la menace ayant été établie et les zones « non-gouvernées » ayant été identifiée, il ne manque à l’auteur qu’une variable afin de mesurer l’effet de la politique : la présence gouvernementale. Comment mesurer la présence d’un gouvernement au sein de ses frontières (dans les territoires non-gouvernés et les autres) ? Là encore, on peut considérer deux types de mesures : des variables témoignant directement de la présence ou de l’action de l’Etat, comme le nombre de naissances dans des hôpitaux publics, le pourcentage d’individus vaccinés, le taux de participation lors d’élection, etc. et des mesures indirectes, liées à la violence gouvernementale. Pour ces dernières, l’idée générale est que si un gouvernement renforce son contrôle sur un territoire autrefois « non-gouverné », il va probablement devoir affronter des groupes (rebelles, terroristes, etc.) qui s’y étaient implantés. Ces combats vont alors provoquer une hausse (temporaire) de la violence gouvernementale. Le graphique 1 illustre cette logique avec le cas du Sénégal. Dans ce pays, l’Etat sénégalais a cherché à accroître sa présence dans deux régions (Sédhiou et Kolda) entre 2008 et 2015. Ceci peut s’observer au travers des mesures « traditionnelles » mais aussi au travers de pics de violence entre 2008 et 2010 (observables dans le graphique 1).

Une fois ces problèmes de mesures surmontés, une analyse économétrique est possible. Elle consiste à comparer l’évolution de la présence des Etats (potentiellement ciblés par les USA) dans leurs territoires non-gouvernés et de la comparer avec l’évolution de cette même variable dans les autres territoires. Une hausse plus forte de la présence de l’Etat dans les territoires (auparavant) non-gouvernés que dans les autres (où l’Etat était déjà bien implanté) suggèrerait que les menaces d’invasion ont bien motivé les Etats à mieux contrôler ces zones « non-gouvernées ». [2]

Cette méthode et les résultats de Downey sont illustrés dans le graphique 2. L’axe horizontal correspond au temps. La zone entre -4 et 0 montre qu’il n’y avait pas de différence notable d’évolution de la violence étatique entre les territoires non-gouvernés et les autres (l’axe vertical, les coefficients mesurant ces différences d’évolution, sont proches de 0) avant 2001. [3] Cela souligne la pertinence de l’analyse empirique, car les territoires comparés avaient une évolution similaire avant la mise en place de la politique. Après 2001 (entre 0 et 8), nous n’observons aucune hausse de la violence dans ces zones non-gouvernées (les coefficients restent proches de zéro et ne sont pas statistiquement significatifs). Ce résultat suggère que les Etats n’ont pas entrepris d’actions pour mieux contrôler les zones où leur autorité était contestée. Par conséquent, les menaces d’invasion post 11 Septembre 2001 ne semblent donc pas avoir eu d’effet en Afrique sur les territoires non-gouvernés.

Graphique 2 : la violence étatique dans les territoires non-gouvernés avant et après 2001.

Source : Mitch Downey, Did the war on terror deter ungoverned spaces? Not in Africa, Journal of Development Economics, 2021 (Figure.2, page 13)

En conclusion

Les résultats de Downey suggèrent que menacer un Etat est insuffisant pour l’amener à mieux contrôler ses territoires. Si plusieurs mécanismes peuvent expliquer cette « absence » de résultat et que des recherches restent nécessaire pour mieux les comprendre, il apparait toutefois qu’afin d’empêcher la multiplication de territoires « non-gouvernés », d’autres politiques – comme le renforcement de l’aide au développement ou de la coopération militaire entre Etats occidentaux et Africains – doivent être entreprises.



[1] Cette question revient à analyser une des formes de l’adage militaire « pour avoir la paix, préparer la guerre ». En effet, une menace (crédible) d’invasion par les Etats-Unis, conduirait les Etats ciblés à mieux contrôler leurs territoires. Ceux-ci ne pourraient alors plus servir de refuge pour des groupes armés ce qui rendrait alors inutile une intervention Américaine. Comme le discute Mitch Downey, cette doctrine reste influente au sein du département de la défense américaine.

[2] Plus généralement, Mitch Downey s’inspire de la méthode des doubles différences. Il réalise par ailleurs un très grand nombre de tests pour s’assurer de la validité de sa stratégie empirique.

[3] Cela ne signifie pas une absence de différence de niveau de violence, mais une absence de différence dans les évolutions (trends) de violence. Cela revient à tester l’hypothèse d’évolution parallèle avant le traitement.

Diplômé de l'École d'Économie de Toulouse, Christophe est Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux. Ses travaux portent sur les politiques publiques, notamment au niveau local, l'économie urbaine et l'histoire économique. Ses domaines d'intérêts portent sur l'ensemble des politiques publiques.

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