Brésil : une baisse de la pauvreté et des inégalités à relativiser (Etude)

Utilité de l’article : Cet article explique la baisse singulière de la pauvreté monétaire[1] et des inégalités économiques[2] au Brésil en 2020, dans un contexte de crise sans précédent. Il explore ensuite des pistes de politiques publiques contribuant à réduire structurellement les disparités sociales sans peser sur les finances publiques ni la croissance.

Résumé :

  • Le Brésil a d’autant plus subi la crise économique liée à la Covid-19 qu’il se remettait d’une double récession en 2015 et 2016 et que son économie était vulnérable à un tel choc ;
  • Les mesures de soutien (12,9 % du PIB), notamment l’aide d’urgence (4,3 % du PIB), ont néanmoins atténué l’ampleur de la récession en 2020 et contribué à réduire la pauvreté monétaire et les disparités économiques ;
  • Pour autant cette performance est à relativiser par son caractère ponctuel et par la progression parallèle des disparités sociales hors de la sphère monétaire ;
  • La réduction des disparités restera un enjeu majeur pour le Brésil, et ce défi est conciliable avec la poursuite de la croissance et la soutenabilité des finances publiques.

Le Brésil n’a pas échappé à la pandémie de Covid-19, qui a provoqué chez le géant sud-américain un bilan sanitaire des plus lourds à l’échelle mondiale. Sur l’ensemble de l’année 2020, le Brésil a enregistré plus de 7 millions de cas confirmés et presque 200 000 décès liés à la Covid-19, en faisant le pays le plus endeuillé au monde après les Etats-Unis. S’en est suivie une récession économique de l’ordre de -4,7 %, d’une ampleur qui n’avait pas été aussi forte depuis presque 30 ans.

Aux débuts de la crise, de nombreux observateurs anticipaient une forte recrudescence de la pauvreté et des inégalités économiques au Brésil, alors même que les disparités sociales y sont déjà parmi les plus importantes au monde. Le Brésil a pourtant défié les pronostics : en 2020, la pauvreté et les inégalités y auraient diminué, du moins si l’on s’arrête à la sphère monétaire (Banque Mondiale, 2021).

Cette évolution est imputable aux programmes de soutien mis en place par les autorités, en particulier l’aide d’urgence destinée aux ménages modestes, qui s’est révélée être l’une des plus grandes mesures de transfert de revenu au monde pendant la crise liée à la Covid-19, tant en termes de ressources allouées que de nombre de bénéficiaires.

1) Des mesures de soutien sans précédent face à une crise historique

1.1 Une crise économique historique dans le sillage de la pandémie

La pandémie de Covid-19 a frappé le Brésil alors qu’il était encore en convalescence de sa précédente crise.Bien que le Brésil ait mis fin en 2017 à deux années consécutives de récession économique, la reprise de l’activité s’est révélée fragile, car relativement faible (en 2019, le PIB réel demeurait inférieur à son niveau de 2012) et principalement soutenue par des facteurs démographiques plutôt que par l’augmentation de la productivité.

Le marché du travail a certes pu se redresser mais cela s’est fait au prix de la précarisation des emplois : depuis 2017, presque deux tiers des créations d’emploi se sont faits dans le secteur informel, où les travailleurs ne disposent pas de filets de sécurité (législation du travail et sécurité sociale) et ont, en moyenne, un salaire mensuel nominal plus faible que dans le secteur formel (dans le secteur privé, 1 442 réaux contre 2 197 réaux au T4 2019). Le secteur informel représentait ainsi 40 % de l’emploi au dernier trimestre de 2019. Qui plus est, la main d’œuvre sous-utilisée sur le marché du travail[3] restait très importante fin 2019 (26,2 millions de personnes contre 15,1 millions début 2014), attestant d’un contingent toujours élevé de chercheurs d’emploi potentiels.

Le Brésil a d’autant plus subi les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 que son modèle de croissance est structurellement vulnérable à un tel choc.Il est en effet fondé sur les services (61 % du PIB), particulièrement pénalisés par les mesures d’endiguement et de restriction des activités intensives en contacts humains.

La crise sanitaire a donc provoqué un recul historique du PIB de 4,1 % sur l’année (la plus forte récession en 30 ans), provoquant la fermeture définitive d’au moins une entreprise sur cinq ainsi qu’une forte dégradation du marché du travail. Au dernier trimestre 2020, le taux de chômage atteignait 14,6 % (contre 11 % fin 2019) mais il aurait culminé à 22,3 % si 11 millions de brésiliens n’étaient pas sortis de la force de travail - étant donné que le taux de chômage ne tient compte que de la population active au dénominateur.

Pour autant, le recul du PIB brésilien s’est révélé bien plus faible que celui de ses voisins sud-américains (-11,1 % au Pérou, -8,5 % au Mexique, -6,8 % en Colombie, -5,8 % au Chili). D’une part, la réouverture prématurée de nombreuses activités en août 2020 a permis de circonscrire la récession aux deux premiers trimestres de l’année. D’autre part, le soutien des autorités économiques aux ménages et aux entreprises a joué un rôle essentiel.

1.2 Des mesures économiques efficaces mais coûteuses

Bien que la gestion sanitaire du gouvernement fédéral brésilien se soit révélée controversée, la réponse des autorités sur le plan économique a étonné par sa rapidité et son ampleur.Dans le cadre du budget de guerre (orçamento de guerra) voté par le Congrès au début de la crise, le Brésil a pu se libérer des marges de manœuvre afin de soutenir les collectivités locales, les entreprises et les ménages. En particulier, le revenu des ménages a été soutenu par deux principales mesures : le chômage partiel (beneficio emergencial de manutenção do emprego e da renda) a bénéficié aux travailleurs formels tandis qu’une « aide d’urgence » (auxílio emergencial) a soutenu le revenu des travailleurs informels, des travailleurs autonomes et des ménages sous le seuil de pauvreté (cf. annexe). Cette dernière mesure est celle qui a le plus fait parler d’elle en 2020 : en plus d’avoir été votée par le Congrès à l’unanimité - ce qui est d’autant plus remarquable qu’il est très fragmenté - elle s’est révélée essentielle pour éviter que plusieurs millions de brésiliens sans filets de sécurité ne tombent dans la pauvreté et pour soutenir la croissance. A ce titre, Sanches et al. (2021) estiment que le PIB aurait pu chuter d’entre 8,4 % à 14,8 % en 2020 sans l’aide d’urgence, alors qu’il n’a effectivement reculé que de 4,1%. Ce transfert monétaire a d’ailleurs été parmi les plus importants au monde (Gentilini et al., 2020), en termes de nombre de bénéficiaires (68 millions de bénéficiaires directs, 32% de la population) et de coût budgétaire - le montant total de l’aide d’urgence dépassant huit fois le coût annuel de la Bolsa Família (0,5 % du PIB) (cf. annexe). A titre comparatif, le programme de transfert américain (Economic Impact Payments) a quant à lui couvert 159 millions de bénéficiaires (48 % de la population) tandis que celui au Japon (Universal cas handouts) a bénéficié à 117 millions de personnes (45 % de la population).

Si ces mesures ont été rendues nécessaires par l’urgence et la gravité de la crise sanitaire, elles ont néanmoins détérioré les finances publiques, déjà en difficulté. La récession a pesé sur les recettes fiscales tandis que les nouvelles dépenses primaires mobilisées contre la crise se sont élevées à 605 Mds de réaux (8,2 % du PIB), dont 322 Mds (4,3 % du PIB) pour l’aide d’urgence. Par ailleurs, en ajoutant les réallocations budgétaires à ces dépenses nouvelles, l’effort s’élève à 12,9% du PIB. En conséquence, la dette publique est passée de 74,3 % du PIB en 2019 à 89,3 % en 2020[4] .

Au-delà de ce bond significatif, la dette continue d’inquiéter par sa structure. Bien qu’elle soit principalement domestique et contractée en réaux, elle est surtout indexée sur des indices de prix et sur le taux d’intérêt monétaire (à hauteur de 65 %). Or si les perspectives d’accélération de l’inflation et de resserrement de la politique monétaire en 2021 se concrétisent, cette composition risque d’augmenter le service de la dette. De plus, le risque de refinancement de la dette brésilienne reste élevé étant donné qu’un tiers de la dette est à échéance de moins d’un an.

Conscientes de la fragilité des finances publiques, les autorités brésiliennes ont donc mis fin à la majeure partie de leurs programmes de soutien en janvier 2021 et garanti qu’elles reviendraient dès cette année aux règles constitutionnelles assurant leur soutenabilité[5] .

2) Une baisse des disparités sociales en trompe l’œil qui n’atteste en rien de progrès structurels à venir

2.1 Une baisse en trompe l’œil de la pauvreté monétaire et des inégalités de revenu…

Face à la nature de la crise liée à la Covid-19, la Banque Mondiale et les autorités brésiliennes craignaient une forte recrudescence de la pauvreté monétaire et des inégalités de revenu au Brésil, effaçant les progrès sociaux réalisés au début de la décennie. Al Masri et al. (2021) estiment ainsi que 38 millions de travailleurs (sur un total de 86 millions) risquaient en mars 2020 de perdre leur emploi ; ceux-ci travaillant dans des secteurs vulnérables aux mesures d’endiguement en raison de leur caractère « non-essentiel », de leur forte exposition aux contacts humains ou de leur faible adaptation au télétravail. En particulier, ce sont les ménages modestes qui ont accusé les plus fortes baisses de revenu du travail en 2020 sous l’effet des pertes d’emploi et des baisses salariales, comme ce fut le cas pendant la récession de 2015-2016 (cf. graphiques 1 et 2).

Les mesures de soutien du gouvernement ont néanmoins plus que compensé la perte de revenu des plus modestes durant la crise. Surl’ensemble de l’année, le chômage partiel a partiellement compensé la perte de salaire de presque 11 millions de travailleurs formels tandis que l’aide d’urgence a bénéficié à 68 millions de brésiliens directement (et plus encore si l’on considère les personnes à charge des bénéficiaires). L’aide d’urgence a même permis d’augmenter le revenu des moins aisés par rapport à ce qu’ils gagnaient avant la crise (cf. graphique 3), constituant pour 3 millions de ménages l’unique source de revenu en novembre 2020 (Carvalho, 2021).

En conséquence, la Banque Mondiale estime que la pauvreté monétaire aurait été divisée par deux en 2020 (Banque Mondiale, 2021) (cf. graphique 4), alors qu’elle anticipait une hausse de celle-ci en avril 2020. Cette baisse au Brésil contraste avec la tendance mondiale haussière pendant la crise. De la même manière, Al Masri et al. (2021) estiment que les inégalités de revenu se seraient réduites grâce aux mesures gouvernementales. Néanmoins, ces évolutions sont en trompe l’œil car elles ont été permises par des mesures purement ponctuelles et masquent la progression des disparités sociales hors de la sphère monétaire.

2.2 …Masquant une aggravation des disparités sociales

Les statistiques sociales exposées précédemment sont à interpréter avec précaution car elles se limitent au revenu brut des ménages et révèlent une tendance temporaire. La pauvreté monétaire a certes été réduite en 2020, mais la Banque Mondiale prévoit qu’elle retrouve ses niveaux d’avant crise dès 2021 avec la fin de la majorité des mesures de soutien (Banque Mondiale, 2021). Même si l’aide d’urgence a finalement été renouvelée pour 4 mois à partir d’avril 2021, il est probable qu’elle ne corrige que très faiblement la hausse de la pauvreté étant donné son montant plus faible (en moyenne 250 réaux par mois et par bénéficiaire, contre 600 puis 300 réaux en 2020) et ses bénéficiaires a priori moins nombreux.

Par ailleurs, bien que les mesures de pauvreté de la Banque Mondiale prennent en considération l’évolution du pouvoir d’achat, le coût de la vie au Brésil a davantage augmenté pour les plus démunis que pour les autres, creusant ainsi les disparités sociales. Derrière la hausse générale des prix de 4,5 % en 2020, l’inflation alimentaire a culminé à 14,1 % ce qui a particulièrement pénalisé les ménages modestes étant donné que le poids de l’alimentation dans leurs dépenses est plus élevé que pour les ménages aisés. Cette inflation alimentaire couplée à la fermeture temporaire des établissements scolaires[6] est d’ailleurs susceptible d’avoir provoqué une forte recrudescence de l’insécurité alimentaire[7]  : selon le réseau PENSSAN (2021), celle-ci aurait affecté 54 % de la population brésilienne en 2020 (contre 36,7 % en 2018).

La pauvreté ayant un caractère multidimensionnel, son champ d’analyse doit dépasser la dimension monétaire et couvrir d’autres privations auxquelles les individus sont confrontés en matière d’accès aux services fondamentaux (éducation, santé) et de conditions de vie (infrastructures de base).Et force est de constater que la pandémie a aggravé les disparités sociales en la matière. La fermeture des établissements scolaires a aggravé les disparités scolaires en mettant de côté 4,8 millions des jeunes ne pouvant pas étudier depuis leur domicile, faute d’accès suffisant à internet. La situation sanitaire est également susceptible d’avoir augmenté le nombre de jeunes qui ne travaillent pas et n’étudient pas : la part de ces « nem nem »[8] chezles jeunes de 18-29 ans, qui avoisinait 26 % en 2019, serait passée à plus de 34 % au deuxième trimestre 2020 (da Silva et Vaz, 2021). Qui plus est, l’UNICEF a alarmé sur la recrudescence du travail des enfants pendant la crise.

Concernant le domaine de santé, la crise sanitaire a creusé des disparités en termes de contagion et d’accès aux soins. D’une part, en raison du déficit en infrastructures de base (accès à l’eau potable, à la collecte des déchets et des eaux usées, etc.), les plus modestes ont davantage été exposés à l’épidémie. D’autre part, la crise a exacerbé l’écart entre un système public, universel mais sous-financé par rapport aux besoins de la population[9] , et le système privé, de qualité et accessible uniquement à ceux qui en ont les moyens. A ce titre, une étude de l’Ameb montrait en juin 2020 que le taux de mortalité lié à la Covid-19 était le double dans les hôpitaux publics (38,5 %) que dans les hôpitaux privés (19,5 %).

3) Réduire les inégalités sans compromettre les finances publiques et tout en soutenant la croissance : un défi impossible ?

3.1 Augmenter la Bolsa Família : une décision légitime mais nécessitant des arbitrages difficiles

En anticipant l’impact potentiellement profond et de long terme de la crise sur les disparités sociales, les autorités brésiliennes ont envisagé en 2020 de rendre l’aide d’urgence permanente, ce qui semble cohérent au vu des limites du célèbre programme Bolsa Família (cf. annexe). S’il est communément admis que ce transfert conditionnel ait contribué à réduire la pauvreté et les inégalités au Brésil depuis sa création en 2003, ses seuils d’éligibilité (89 et 178 réaux par mois) restent toutefois bien inférieurs au seuil de pauvreté international défini par la Banque Mondiale (5,5 USD par jour, soit 434 réaux par mois). Le nombre de bénéficiaires couvert par ce programme (13,9 millions de ménages) sous-estime donc le nombre de pauvres au Brésil selon le critère de la Banque Mondiale. Cela implique qu’à elle seule et sans l’aide d’urgence, la Bolsa Família n’aurait pas évité une forte hausse de la pauvreté en 2020, au regard des standards internationaux, étant donné que le montant de ses allocations (variant de 89 réaux à 294 réaux) est inférieur à celui du seuil de pauvreté (434 réaux) et de l’aide d’urgence (600 réaux puis 300 réaux).

Néanmoins une augmentation de la Bolsa Família nécessiterait des arbitrages difficiles.De manière à assurer la soutenabilité de ses finances publiques, le Brésil s’est engagé à geler ses dépenses primaires en valeur réelle. En d’autres termes, les dépenses qu’il s’accorde chaque année sont limitées à celles votées l’an passé ajustées de l’inflation et laissent très peu de place à une augmentation de la Bolsa Família, pourtant réputée pour avoir un coût relativement faible (environ 0,5 % du PIB chaque année).

En outre, une hausse de ce transfert financée par l’augmentation des recettes fiscales est difficilement imaginable, étant donné la pression fiscale déjà élevée au Brésil (32 % du PIB). Enfin, chercher des marges de manœuvre en réduisant d’autres dépenses publiques est également compliqué car la majorité des dépenses du budget, dites « obligatoires », sont quasiment incompressibles : en 2020, elles représentaient plus de 90 % des dépenses totales (salaires des fonctionnaires, éducation, santé, retraites, etc.).

3.2 Réduire les inégalités sans détériorer les finances publiques : une affaire d’efficacité

Au-delà des effets de « vases communicants » dans les dépenses publiques, une utilisation plus équitable de celles-ci serait possible pour peu que les services publics soient plus efficaces. L’éducation en présente un bon exemple.Les fonds publics dans ce domaine sont majoritairement alloués à l’éducation supérieure, tandis que le primaire et le secondaire sont laissés au second plan. Dans les établissements primaires et secondaires, on distingue des écoles publiques de faible qualité et majoritairement fréquentées par des enfants de milieux défavorisés s’opposant à des écoles privées de meilleure qualité et majoritairement fréquentées par des enfants de milieux aisés. Les disparités concernent aussi l’éducation supérieure, car les universités publiques bénéficient de fonds plus importants mais sont principalement fréquentées par les élèves aisés qui ont pu se permettre des études dans le privé. De cette manière, une réallocation des fonds publics vers les écoles primaires, collèges et lycées serait à la fois source d’efficacité et d’égalité, bien qu’elle ne verrait ses effets se matérialiser qu’à très long terme (Medeiros et al., 2020).

De manière générale, le Brésil est caractérisé par un système fiscal régressif et un système de transferts de revenu limité qui alimentent les inégalités de revenu. Alors même que le Brésil a une pression fiscale avoisinant la moyenne des pays de l’OCDE, il est également caractérisé par un système fiscal régressif (donc pesant plus sur les franges modestes de revenus) car celui-ci repose largement sur la fiscalité indirecte plutôt que sur l’impôt sur le revenu. En parallèle, les transferts de l’Etat sont faiblement progressifs (donc bénéficiant peu aux catégories modestes de revenus) car ils sont majoritairement composés des pensions de retraites, à l’avantage des franges les plus aisées de la population.

En conséquence, les transferts et les impôts au Brésil réduisent deux fois moins les inégalités de revenu final que dans la moyenne de l’OCDE (Ministério da Fazenda, 2017), ce qui en fait des mécanismes à réformer si on veut réduire les inégalités à l’avenir. A titre d’exemple, Arnold et Bueno (2021) imaginent une solution laissant le poids des transferts inchangé : en ajustant le mécanisme d’indexation des dépenses de retraites de manière à maintenir leur pouvoir d’achat, des ressources pourraient être trouvées pour financer une hausse des transferts au Brésil et in fine réduire les inégalités de revenu.

La reformulation du système de transferts brésilien est d’autant plus envisageable qu’elle est suggérée par le FMI (2020) et par certaines autorités économiques et qu’elle permettrait de concilier baisse des inégalités et reprise économique. A ce titre,Toneto et al. (2021) estiment qu’un transfert de 100 réaux destinés aux 30 % des ménages les plus pauvres et financé par le 1 % des plus aisés aurait non seulement l’avantage d’être neutre du point de vue budgétaire, mais il pourrait en plus stimuler la reprise économique. En effet, un tel transfert augmenterait la consommation privée en termes agrégés et in fine le revenu national de 2,1 %[10] .

Conclusion

En dépit d’une gestion sanitaire controversée, les autorités brésiliennes ont développé un arsenal de mesures économiques étonnant par leur rapidité, leur ampleur et leur efficacité. En soutenant le revenu des plus modestes, elles ont permis une baisse de la pauvreté et des inégalités, du moins si on limite l’analyse à la sphère monétaire.

En revanche, la crise a exacerbé les disparités sociales dans l’éducation et la santé, ce qui pénalisera le Brésil sur le long terme. Les mesures d’urgence, au-delà d’être purement ponctuelles, n’ont d’ailleurs pas mis fin aux problèmes sous-jacents des inégalités tels que le sous-investissement public structurel dans les services fondamentaux, l’allocation inefficace des ressources publiques ou encore la nature régressive du système fiscal et de transferts. Ils laissent néanmoins des marges de manœuvre aux autorités brésiliennes pour corriger les disparités sociales, sans peser sur les finances publiques ni la croissance.

Ces disparités sociales risquent d’ailleurs de s’aggraver davantage au vu de la situation sanitaire et économique en 2021. L’arrêt de l’aide d’urgence entre janvier et avril couplé à l’apparition de variants brésiliens sont susceptibles d’avoir contribué à la recrudescence de la pandémie au Brésil, si bien que le pays déplore désormais 400 000 décès (contre 200 000 fin 2020). La dégradation de la situation sanitaire - dont on ne voit à ce stade pas d’amélioration à court terme - a donc imposé le renouvellement des mesures d’endiguement qui pèseront, à leur tour, sur la reprise économique. Sans parler d’une nouvelle récession en 2021, le PIB devrait progresser de seulement 3,1% selon les économistes de marché. Or une telle progression sera largement insuffisante pour effacer les pertes enregistrées en 2020 et aider à redresser le marché du travail.

Annexe : Bolsa Família et Auxílio Emergencial

La Bolsa Família, instaurée en 2003, a en réalité remplacé les programmes qui existaient jusqu’alors en les unifiant. C’est le principal instrument de transfert de revenu existant au Brésil. Elle consiste en un transfert monétaire inconditionnel de 89 réaux pour les ménages dont le revenu mensuel par habitant est inférieur à 89 réaux (14 euros) et conditionnel pour les ménages dont le revenu mensuel par habitant est inférieur à 178 réaux (28 euros). Pour cette seconde catégorie de bénéficiaires, l’aide est fournie sous condition que des enfants soient à charge des bénéficiaires, qu’ils soient scolarisés et bénéficient de certains soins médicaux de base. Aujourd’hui 13,9 millions de familles reçoivent la Bolsa Família. Le transfert mensuel et par foyer est composé d’une aide de base de 89 réaux (14 euros) et d’une aide variable et conditionnelle pouvant aller jusqu’à 205 réaux (32 euros). Pour plus d’informations : http://mds.gov.br/assuntos/bolsa-familia.

De nombreuses études attestent de l’efficacité de la Bolsa Família sur de nombreux aspects dépassant la sphère monétaire.Au-delà, d’avoir amélioré les conditions de vie matérielles de ses bénéficiaires, la Bolsa Família aurait permis des progrès dans la santé avec la baisse de la malnutrition et de la mortalité infantile et des progrès visibles concernant la santé maternelle. Dans le domaine de l’éducation, la Bolsa Família semble avoir contribué à l’universalisation de l’éducation de base au Brésil, à l’amélioration des résultats scolaires, à la baisse des échecs scolaires ou encore à celle du travail des enfants. Enfin, d’autres études encore montrent que ce programme social aurait renforcé l’autonomisation des femmes ou fait diminuer les violences domestiques et plus généralement la criminalité.

L’auxílio emergencial (aide d’urgence) a été mis en place en 2020 puis renouvelé en 2021 dans le cadre des mesures d’urgence pour pallier les conséquences économiques de la crise liée à la Covid-19. L’aide d’urgence a été fixée à 600 réaux (94 euros) par mois et par bénéficiaire d’avril à août, puis 300 réaux (47 euros) par mois de septembre à décembre. D’abord destinée aux travailleurs informels et autonomes sous certains critères de revenu, elle a par la suite été élargie aux ménages modestes. L’aide d’urgence a été conditionnée à deux plafonds de revenu : 0,5 SMIC par mois et par personne (522 réaux, 82 euros) et 3 SMIC par mois et par famille (3 135 réaux, 492 euros). Taux de change EUR/BRL = 6,3779 (31 décembre 2020).

Bibliographie

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Notes de fin de document


[1] La pauvreté est définie comme une « manque aigu de bien-être » selon la Banque Mondiale (2001). La pauvreté monétaire consiste à penser le bien-être en tant qu’accès aux produits de base, et est mesurée en comparant le revenu des individus avec un certain seuil prédéfini en-dessous duquel ils sont considérés comme pauvres. Dans cet article, nous utilisons le seuil de pauvreté de 5,5 dollars par jour en parité de pouvoir d’achat de 2011, défini par la Banque Mondiale.

[2] Dans cet article, nous nous concentrons sur les inégalités de revenu entre brésiliens, qui ont lieu lorsque « les individus n’ont pas le même niveau de richesse matérielle et de conditions économique générales de vie » (United Nations, 2015). L’analyse porte soit sur le revenu brut des ménages (avant fiscalité et après transferts de revenu comme les retraites et prestations sociales) soit sur le revenu final des ménages (après fiscalité et transferts de revenu). Nous utilisons l’indice de Gini qui mesure la déviation de la distribution du revenu d’une population par rapport à une distribution parfaitement égalitaire : 0 signifie une égalité parfaite tandis que 1 signifie une inégalité parfaite. Toute augmentation (baisse) de ce coefficient représente donc une hausse (baisse) des inégalités.

[3] Cette mesure agrège au Brésil les personnes au chômage, les personnes sous-employées (travaillant moins que ce qu’elles ne voudraient), les chômeurs découragés et les autres actifs dans la force de travail potentielle (1/ ceux qui recherchent un emploi mais ne sont pas disponibles immédiatement pour travailler et 2/ les personnes disponibles pour travailler mais n’en recherchant pas un activement).

[4] Cette estimation est celle donnée par les autorités brésiliennes. A la différence de celles-ci, le FMI ne déduit pas de la dette publique l’encours des titres de dette détenus à l’actif de la Banque centrale (nets de ceux cédés pour des opérations temporaires de mise en pension des titres - dits « repos ») et ajoute la dette nette des entreprises publiques. Selon le critère du FMI, la dette atteint désormais 100% du PIB.

[5] La déclaration de l’état d’urgence pendant la crise a permis de contourner trois règles constitutionnelles visant à assurer la soutenabilité des finances publiques. La règle la plus importante aux yeux des observateurs et investisseurs est celle du plafond des dépenses. Celle-ci stipule que les dépenses publiques primaires en T sont limitées au plafond approuvé en T-1 corrigé par l’inflation en T-1, ce qui revient à les geler en termes réels.

[6] La fermeture des écoles affecte particulièrement les familles défavorisées dans la mesure où elles assurent généralement un repas équilibré par jour au moins.

[7] L’insécurité alimentaire caractérise la situation d’un ménage dont l’alimentation n’est pas assurée en quantité ni en qualité suffisante, ni de façon stable. Sous sa forme la plus grave, elle peut conduire à la faim.

[8] En 2019, presque la moitié étaient dans le 1er décile de revenu de la population. Les données de 2019 et celles de 2020 provenant d’enquêtes différentes, les résultats exposés doivent être interprétés avec précaution.

[9] Bien que la Constitution de 1988 ait rendu le système public de santé brésilien universel et gratuit, il reste encore aujourd’hui sous-financé. En 2017, le secteur public brésilien investissait 4% du PIB dans la santé, contre une moyenne de 6,5% dans les pays de l’OCDE, ce qui conduit à d’importants déficits en personnel et matériel de santé à travers le pays.

[10] Cet effet global s’explique par la propension à consommer des ménages, qui est inversement reliée au revenu. Le mécanisme sous-jacent est le suivant : si l’on transfère 1 real du 1% des plus riches (dont la consommation va diminuer de 0,24 réal) aux 10% les plus pauvres (dont la consommation va augmenter de 0,87 réal), la consommation privée totale augmentera de 0,63 réal. Par effet multiplicateur, ce transfert social accroîtrait in fine le revenu total 0,67 réal : l’augmentation du revenu des plus pauvres stimule leur consommation, qui stimule la production de certains biens et donc l’emploi, et les brésiliens et entreprises bénéficiaires augmenteront à leur tour leur consommation… qui a in fine des effets de ruissellement sur le revenu total agrégé.

Diplômé de l'Université Paris-Dauphine, Tristan Gantois a plusieurs expériences dans le monde bancaire et travaille actuellement en tant qu'attaché économique et financier au service économique de Brasilia pour la DG Trésor. Ses principaux centres d'intérêt portent principalement sur les grandes questions macroéconomiques internationales et sur les problématiques relatives à l'économie du développement.

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