Raghuram Rajan : développement économique et démocratie

DISCLAIMER: la personne s’exprime à titre personnel et ne représente aucunement l’institution qui l’emploie.

Résumé :

- Alors même que les théories hétérodoxes sur la fin du capitalisme commençaient à prendre la poussière en devenant de simples témoins des errances de la théorie économique, RaghuramRajan revient sur les racines profondes de la crise, au-delà du simple bon sens économique, en menant une réflexion plus large sur l’interaction entre capitalisme et démocratie.

- En effet, si développement économique et démocratie peuvent aller de pair, certaines frictions peuvent émerger malgré des intentions louables ; la recherche d’un consensus peut ainsi entraver la bonne marche de l’économie, à l’instar de la volonté politique de soutenir l’avènement d’une société de propriétaires aux États-Unis via des prêts hypothécaires.

- Inversement, les turbulences économiques actuelles génèrent de vives tensions dans les démocraties quant à la répartition des coûts très importants à supporter, parfois sans grandes considérations quant aux responsabilités passées.

Professeur RaghuramRajan [1] était invité à l’Ecole d'Economie de Paris le 10 avril àl’occasion de la sortie du livre « Crise : au-delà de l’économie » (traduction de « Fault lines ») aux éditions Le Pommier [2] .

La profonde contradiction du capitalisme n’est pas tant l’extraction d’une rente sur les masses laborieuses, mais paradoxalement son incapacité à s’ajuster aux défis du progrès technologique tout en répondant aux nouveaux besoins des travailleurs peu qualifiés. Le capitalisme aux visages multiples, qui s’est substitué à lui-même à de nombreuses reprises, pas suffisamment flexible ?

Décrochage entre la productivité marginale du salarié qualifié et son salaire

La crise trouve son origine dans l’accroissement incontrôlé de l’endettement des agents économiques, institutionnels ou individuels (cf. graphique 1). Mais cet endettement croissant n’est que le reflet de l’augmentation des inégalités de revenus par rapport au haut de la distribution. Ainsi Kumhof et al. (2012) [3] documentent l’augmentation des inégalités depuis la fin des années 70 dans les pays anglo-saxons (cf. graphique 2). Ils soutiennent que la libéralisation financière a accentué un partage des revenus en défaveur des classes moyennes, via une baisse de leur pouvoir de négociation. Plus largement, Prof. Rajan considère que l’augmentation des hauts revenus résulte de frictions sur le marché du travail ; à cause du développement rapide de nouveaux métiers, à la suite d’importantes avancées technologiques, la main d’œuvre est insuffisamment qualifiée pour répondre à la demande croissante des entreprises. Il s’en suit un décrochage entre la productivité du salarié qualifié et son salaire : c’est désormais la rareté des profils qualifiés qui détermine le salaire, et non leur seule productivité marginale.

Source : Banque de France, BS Initiative

Le renforcement de la part des hauts revenus dans la distribution, qui a commencé à la fin des années 1970, est en partie le reflet de la crise post-Trente Glorieuse. En effet, après des taux de croissance de 4 à 5% dans l’après guerre, permettant une meilleure répartition des fruits de la croissance, le taux de croissance moyen diminue fortement après 1973 et il devient de plus en plus difficile de faire profiter le plus grand nombre d’une croissance au ralenti (cf. Table 1). Seuls les plus qualifiés et les profils les plus compatibles avec le nouveau cycle technologique vont alors pouvoir tirer profit de l’avènement de la société postindustrielle.

Par le jeu de la démocratie, la réussite sociale des uns pousse les autres à s’endetter au-delà du raisonnable

Si la seule croissance du PIB ne permet plus d’assurer le plein emploi des travailleurs peu ou pas qualifiés, ni de garantir un revenu considéré comme suffisant par une sorte de contrat social, la solution est de s’endetter :

- augmenter les dépenses publiques pour soutenir l’emploi peu qualifié, notamment via le secteur de la construction ;

- augmenter les capacités d’endettement des ménages ne pouvant profiter directement des fruits de la croissance, notamment en soutenant les prix des actifs immobiliers pour profiter d’un effet richesse, à défaut d’avoir un effet revenu.

Ainsi c’est bien le jeu de la démocratie qui a contourné l’allocation initiale des revenus pour mettre en place un transfert de richesse indirect en faveur des classes moyennes. La démocratie promeut l’individu et lui donne le droit à un certain niveau d’aisance matérielle : le niveau de consommation des ménages les moins aisés aura ainsi continué d’augmenter progressivement, sans pour autant que les revenus correspondent. Enfin, si l’endettement des différents acteurs de la société a été largement soutenu par le législateur, c’est surtout la rencontre rendue possible entre une offre excédentaire d’épargne de la part des plus hauts revenus (ou des pays en croissance plus rapide) et une demande de crédits de la part de ménages souhaitant maintenir leur niveau de vie.

Mais une telle situation ne pouvait qu’être transitoire

Le recours à l’endettement ne peut pas combler une perte permanente de revenus. Pire, les investissements qu’un tel recours au levier a financés ont principalement permis de soutenir l’immobilier et d’autres secteurs protégés de la concurrence internationale ne nécessitant pas une main d’œuvre très qualifiée : les racines du problème n’ont donc pas été traité.

Graphique 2 : concentration des revenus par le top 5% de la population

Source : Kumhof et al. (FMI, 2012)

Vers la fin des droits de propriété ?

Si la démocratie avait semblé pouvoir garantir une meilleure allocation des ressources que le capitalisme –malade depuis les années 1970– ne pouvait assurer, aujourd’hui,la démocratie est à la croisée des chemins. Qui va devoir payer ? Prof. Rajan rappelle que les droits de propriété, fondement même du capitalisme, devront être modifiés, d’une manière ou d’une autre :

- soit en faisant davantage contribuer les hauts revenus, par exemple en modérant les revenus qui n’ont plus de rapport avec la productivité marginale (limitation des dividendes, des bonus, des stock option) ou alors en restructurant le principal comme dans les scénarios Grec ou Chypriote ;

- soit en ajustant les droits qui faisaient jusque là partie du consensus démocratique, comme la couverture santé ou les pensions de retraite, ou en permettant une modération salariale en vertu d’un certain pragmatisme économique en période de crise.

Pour une réelle « campagne d’éducation » en économie

Le capitalisme survivra probablement à la Grande Récession, mais, pour éviter de semer les germes d’une nouvelle crise, Prof. Rajan nous incite à ne pas sacrifier la démocratie au pragmatisme économique. Le capitalisme et la démocratie ne peuvent survivre que si les agents gardent l’espoir de pouvoir s’en sortir en étant innovant et ainsi réussir socialement. Si les droits de propriété doivent être modifiés, il faut veiller à préserver les incitations pour les années à venir, sans nécessairement chercher des responsabilités individuelles quant aux excès du passé.

Ou plutôt, démocratie et capitalisme doivent de nouveau aller de pair. Non, les banquiers n’ont pas forcément corrompu la démocratie, c’est le système d’incitation défectueux, fondé en partie sur des politiques populistes, qui leur a permis de prospérer, avec par exemple la création des agences gouvernementales de prêts hypothécaires Fannie Mae, Ginnie Mae et Freddie Mac aux États-Unis.

Le danger aujourd’hui est que les racines de la crise ne soient pas réellement comprises : les tentations sont grandes de vouloir désigner un bouc-émissaire, les banques, la Chine, l’Euro… Mais si chacun demande à son voisin de s’ajuster, personne n’est prêt à faire les ajustements demandés par ses voisins. Seule une prise de conscience par la population des enjeux et des risques auxquels nous sommes confrontés peut contraindre les gouvernements à agir contre leurs intérêts particuliers pour promouvoir ceux de l’économie mondiale. Plus qu’une formation professionnelle en adéquation avec les besoins nouveaux des entreprises, Prof. Rajan appelle à une réelle « campagne d’éducation » en économie pour que la démocratie puisse être le vecteur des réformes futures.

Dans certains cas, une telle conscience populaire a déjà démontré sa capacité à contraindre les gouvernements à coopérer… mais « la question de l’interdiction des mines anti-personnelles était autrement plus sexy que les problèmes économiques auxquels nous sommes confrontés ».

Notes:

[1] Ancien chef économiste du Fond Monétaire International, RaghuramRajan est actuellement professeur à la Business School de l'Université de Chicago, et conseiller financier du ministre de l’Économie indien. Lauréat du prix Fischer-Black en 2003, il vient de recevoir le prix Deutsche Bank in Financial Economics 2013.

[2] Rajan R. (2013). Crise : au-delà de l’économie, éditions Le Pommier, collection « Essais – Savoirs et débats économiques ».

[3] Khumhof, M., Lebarz, C., Rancière, R., Richter, A. et Throckmorton, N. (2012). Income Inequality and Current Account Imbalances, IMF Working Paper 12/08.

 

Diplômé de l’Université d’Exeter et de l’Ecole d’Economie de Paris, Thibaut Duprey est actuellement doctorant à la PSE et chercheur analyste dans une structure institutionnelle. Ses centres d’intérêts portent sur la dynamique macroéconomique, l’économie financière et l’accumulation d’actifs.

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