Crise du coronavirus : quid des chaînes de valeur ? (Note)

Utilité de l’article : Cet article réinterroge le fonctionnement des chaînes de valeur et l’interdépendance de la production française vis-à-vis de ses partenaires commerciaux à l’orée de la crise du coronavirus afin de mieux en appréhender les enjeux et potentielles implications.

Résumé :
•    La production française est dépendante de l’offre étrangère.
•    La crise du coronavirus a mis en exergue la dépendance industrielle de la production de l’économie française et sa vulnérabilité.
•    Le gouvernement français semble afficher une volonté de sécuriser les approvisionnements clés pour l’industrie, dits stratégiques, et par là même renforcer la résilience de son industrie.





Le vote pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne en Juin 2016 ainsi que l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis la même année ont affirmé l’importance de la remise en question du libre-échange et de la mondialisation dans les pays développés. Plus récemment, la crise du coronavirus a mis en lumière la fragilité des processus de production internationalisés, aussi nommés chaînes de valeur, et leur potentiel de transmission des chocs à une échelle inédite. Ceci apporte une charge supplémentaire à l’argumentaire des fervents défenseurs du protectionnisme. Cette crise sonne-t-elle pour autant la fin des chaînes de valeur mondiales telles que nous les connaissons ?

Cet article entendant faire le point sur l’interdépendance de la production française vis-à-vis de ses partenaires commerciaux à l’orée de cette crise afin de mieux en appréhender les enjeux et les potentielles implications.

1. L’interdépendance de la production française à l’orée de la crise

Depuis le début des années 1990, les processus de production s’internationalisent de plus en plus. Le commerce de biens intermédiaires représente aujourd’hui 2/3 du volume du commerce mondial (Gerschel et al 2020). Ces développements récents renforcent l’interdépendance internationale de la production, autant en amont qu’en aval, et la France n’en est pas exempte. De plus en plus d’entreprises organisent leur production à l’échelle mondiale et choisissent de délocaliser la fabrication de composants, de pièces, ou même de services vers des pays étrangers. Ces entreprises servent elles-mêmes des clients étrangers. Ceci est d’autant plus marquant dans des industries comme l’automobile ou l’électronique qui produisent des biens complexes comprenant de nombreuses étapes de production. La production d’un iPhone, conçu aux États-Unis dont les composants viennent des quatre coins du monde pour être assemblés en Chine, en est un exemple probant.

La dépendance internationale de la France se traduit en amont par l’approvisionnement en intrants étrangers et peut être mesurée par le ratio de la valeur des importations de produits intermédiaires à celle du PIB. En aval, elle se traduit par l’utilisation à l’étranger d’intrants produits sur le sol français et peut être évaluée par la part de la rémunération des facteurs de production nationaux valorisée dans un processus de production finalisé à l’étranger. En 1995, la production française était autant dépendante de ses partenaires commerciaux étrangers en amont qu’en aval (Resheff et Santoni 2020). Depuis sa dépendance vis-à-vis de l’offre a plus augmenté que celle vis-à-vis de la demande. La France dépend aujourd’hui avant tout des pays de l’Union Européenne pour ses intrants. Comme illustré dans le Graphique 1, l’Union Européenne représente environ 50 % de la dépendance de la France à l’offre étrangère. La dépendance de la France à la Chine et au reste du monde est bien moindre, mais on note une augmentation importante ces dernières années. La production française était dépendante à hauteur de 0,85 % de l’offre chinoise en 2014 alors qu’elle ne l’était qu’à hauteur de 0,09 % en 1995. Les secteurs les plus exposés aux intrants chinois sont le textile, le matériel électrique, l’informatique, et les équipements de transports.

Graphique 1 : Dépendance de la France à l’offre étrangère (1995-2014)


 


Source : Calculs et graphique tirés de Resheff et Santoni (2020) utilisant des données de la World Input-Output Database

Il est cependant important de noter que les entreprises ayant des fournisseurs étrangers en France ne représentent que 15 % des entreprises, mais contribuent à 60 % du PIB marchand agrégé (Gerschel et al 2020). Un choc affectant les intrants de ses entreprises est donc susceptible d’avoir des répercussions non négligeables.

2. La contagion par les chaînes de valeur : des répercussions immédiates

Alors que le coronavirus n’était encore que peu présent en France, le 25 Janvier 2020 la province de Hubei, important bassin industriel chinois, est la première zone confinée. Ce début de crise et les mesures de confinement prises par la Chine dès le 25 Janvier dans 16 villes de la province de l’Hubei ont des effets immédiats sur la production en Chine du fait de la réduction du nombre d’heures travaillées et des problèmes de synchronisation des chaînes de production. En effet, l’offre chinoise est paralysée, perturbant l’arrivée d’intrants dans tous les pays dépendants de la Chine. En France, on note rapidement des problèmes d’approvisionnement, et notamment dans des chaînes de production vitales. Les matières premières nécessaires à la production de masques chirurgicaux ne peuvent pas être acheminées sur le territoire, au même titre que les circuits imprimés à la production de respirateurs.

Ce phénomène de contagion dû à l’internationalisation des chaînes de production a déjà été mis en évidence par des travaux étudiant les impacts du tremblement de terre de Tohoku au Japon en 2011 sur les entreprises américaines. La baisse de la production aux États-Unis a été comparable à la baisse des importations japonaises ; car les entreprises n’ont pas été en mesure de substituer les biens intermédiaires et de trouver des alternatives à court terme à ces pièces si spécifiques et cruciales au processus de production (Boehm et al 2019). A titre d’exemple, Toyota qui importait alors 15 % de ces pièces du Japon a déclaré avoir dû ajuster sa production de voiture sur le sol américain à la suite de cette rupture d’approvisionnement.

Une étude théorique récente par des chercheurs de l’Institut des Politiques Publiques (Gerschel et al 2020) évalue l’impact des mesures de confinement en Chine sur ses partenaires commerciaux à l’orée de la crise. Sous l’hypothèse d’un choc sur la production en Chine au premier trimestre 2020 de 10 % dans tous les secteurs, le modèle prédit un effet sur le PIB français notable de 0,27 % à 0,38 % . Les résultats sont exprimés en taux de croissance en utilisant comme référence le niveau de PIB qui aurait été atteint en l’absence du choc. En d’autres termes, compte tenu de la prévision de croissance de l’INSEE - établie avant le choc - à 0,2 % pour le premier trimestre 2020, ce seul choc aurait pu entraîner une contraction du PIB français.

3. Cette crise sonne-t-elle pour autant la fin des chaînes de valeurs mondiales telles que nous les connaissons ?

La crise du coronavirus a mis en lumière la fragilité des chaînes de valeur et leur potentiel de transmission des chocs à une échelle inédite. Elle laissera des traces et amènera certainement à une reconfiguration et une adaptation des pratiques. Il semble toutefois prématuré d’envisager qu’elle sonne le glas de la mondialisation.

Les principes fondamentaux qui régissent les décisions des entreprises n’ont fondamentalement pas changé. « Ce monde d’après » si un tel monde existe, semble toujours être un monde où l’efficacité, la rentabilité, la minimisation des coûts sont au cœur des décisions des entreprises. La fragmentation de la production pour un gain d’efficacité n’est pas un concept nouveau. Adam Smith décrivait déjà l’optimisation de la production d’épingles en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle par la spécialisation et la multiplication des étapes de la production. L’internationalisation des chaînes de production au niveau mondial de ces dernières décennies, et notamment l’entrée de la Chine comme acteur majeur répond elle aussi à cette même logique de minimisation des coûts. Nombreuses sont les entreprises qui ont décidé de s’implanter en Chine en raison de sa main d’œuvre bon marché.

Du fait de l’ampleur de cette crise, on peut cela dit s’attendre à une adaptation des chaînes de valeur et une remise en cause de certaines pratiques à l’initiative des entreprises ou des pouvoirs publics.

Les retards conséquents aux frontières ont mis en péril les processus de production, et notamment ceux fondés sur l’instantanéité. La production « Just in time », pratique introduite par Toyota pour optimiser ses chaînes de production de voiture et adoptée par plus d’un tiers des entreprises de véhicules motorisés en France (Pisch 2020) commence déjà à être pointée du doigt. Ce principe d’organisation fondée sur l’absence de stock et la production « à la commande » ne sont clairement pas résilients à des chocs comme celui-ci. Le blocage d’un maillon de la chaîne conduit à une paralysie de l’ensemble de celle-ci. La constitution de stocks ou la diversification des fournisseurs de pièces pourraient être une façon de reconfigurer à la marge ces chaînes en renforçant leur résilience.

Le plan de relance présenté le 4 septembre par le gouvernement français semble afficher une volonté de renforcer la production nationale et de mettre en place des politiques incitatives à l’implantation ou la réimplantation d’entreprises sur le territoire, particulièrement dans les industries identifiées comme stratégiques – les secteurs de la santé, l’électronique, l’agroalimentaire, et la télécommunication. L’objectif principal étant de sécuriser ces approvisionnements clés et par là même renforcer la résilience de l’industrie française. Le gouvernement entend apporter un soutien financier non négligeable à la relocalisation avec un plan de 600 millions d’euros lui étant alloué d’ici à 2022 qui passera par un soutien à l’investissement ciblé dans ses secteurs stratégiques et un renforcement des outils capitalistiques à l’industrialisation des projets de relocalisation.

Conclusion

Cette crise a rappelé la vulnérabilité de l’organisation mondialisée de la production et son potentiel de contagion. La crise de l’offre chinoise à l’orée de l’épidémie mondiale s’est propagée en France - bien avant le virus - par les chaînes de valeur et aura des conséquences non négligeables sur le PIB français auxquelles viendront s’ajouter des conséquences bien plus sévères dues à l’arrêt de l’activité en France pendant le confinement. Sans pour autant remettre totalement en cause l’organisation de la production, cette crise amorcera sûrement une modification des pratiques. Dans ce contexte, les entreprises semblent incitées à constituer des stocks, diversifier l’approvisionnement de pièces maîtresses, voire même à relocaliser une partie de leur production.

Bibliographie

Boehm, Christoph, Aaron Flaaen, et Nitya Pandalai-Nayar, 2019 « Input Linkages and the Transmission of Shocks: Firm-level Evidence of the 2011 Tohoku Earthquake », The Review of Economics and Statistics, 101(1)

Gerschel, Elie, Alexandra Martinez et Isabelle Méjean, 2020 « Propagation des chocs dans les chaînes de valeur internationales : le cas du coronavirus », Note IPP n°53

Pisch, Frank, 2020 « Just-in-time supply chains after the Covid-19 crisis » , VoxEU post
Ariel Reshef et Gianluca Santoni, 2020 « Chaînes de valeur mondiales et dépendance de la production française », Lettre du CEPII n°409

Elsa Leromain est chercheuse à l'Université Catholique de Louvain en Belgique et est affiliée au Centre For Economic Performance au sein de la London School of Economic au Royaume-Uni. Elle a obtenu son doctorat en commerce international a l'Universite Paris 1 et l'Economie d'Economie de Paris en 2017. Elle travaille sur l'impact de la mondialisation dans les pays développés.

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